MA TENTATIVE DEVASION ET SES CONSEQUENCES
Nous quittâmes le camp vers 23 heures sans être inquiétés. Une demi-heure plus tard, nous voguions déjà bon train en direction de VinhThuy. La lune masquée par de lourds nuages noirs chargés de pluie diffusait une clarté complice. Cétait le temps idéal. Le camp était déjà loin. Nous éprouvions, lun et lautre, une sensation de soulagement de lavoir enfin quitté, bien que le 14 juillet de cette année terrible 1953 se fût déroulé sous de bons auspices.
Je dois en effet avouer que pour commémorer ce jour anniversaire de la liberté, les responsables du Camp 113 avaient fait un effort, qui pour les non-initiés en matière dordinaire avait pu paraître louable. En fait, nous navions récupéré quune infime partie de lexcédent de boni réalisé sur les morts, dont les décès nétaient déclarés officiellement, en haut lieu, quavec dix ou quinze jours de retard. Toutefois, la ration de riz avait été sensiblement augmentée. La part de viande de buffle doublée. Le saindoux, débloqué pour loccasion et prélevé sur les cochons dont nos geôliers sétaient goinfrés, mavait permis de rôtir la viande et même darroser le riz avant distribution. Des courges avaient complété le menu. Quel événement ! Depuis trois semaines nous navions pas goûté aux légumes. Pour une fois depuis neuf mois, javais eu limpression davoir mangé à ma faim. Mon estomac aussi paraissait satisfait.
La nuit était calme ; seul, le croassement des crapauds-buffles, de part et dautre des rives, troublait le silence de la jungle. Mais latmosphère était lourde et orageuse. Sur notre petite rivière la navigation était un jeu denfant, un coup de pagaie de temps à autre suffisait pour maintenir notre radeau bien au milieu, et dans le sens du courant.
Sans montre (8), nous navions quune très vague notion de lheure. Bientôt parvint à nos oreilles un grondement sourd et continu, léger dabord, mais qui alla samplifiant au fur et à mesure que nous avancions. A nen pas douter, nous approchions très vite de la Rivière Claire, car cétait bien elle qui faisait tout ce vacarme. Gonflée par les pluies diluviennes et incessantes des derniers jours, elle était vraisemblablement à son plus haut niveau. A lidée daffronter avec notre frêle esquif cet immense torrent, jéprouvai quelques craintes.
Lapparition soudaine de la silhouette disloquée du pont de VinhThuy confirma nos prévisions : limpétueuse Rivière Claire se trouvait immédiatement derrière. Combien de fois avais-je franchi ce pont branlant, dépourvu de garde-fou, dont le tablier métallique effondré sur plus de la moitié de sa longueur était remplacé par un tablier de bambou, lui-même suspendu par des lianes aux anciens câbles dacier de soutènement demeurés intacts ? Dix fois, quinze fois peut-être ; je dois avouer quà chaque passage jétais pris de vertige.
Le village de Vinh-Thuy sélevait à notre gauche. Par trois fois nous tentâmes de franchir la barre qui se formait entre la Rivière Claire et son petit affluent. Par trois fois nous fûmes refoulés, et notre radeau en souffrit énormément. Cest pourquoi, sagement, nous nous approchâmes de la rive droite pour faire halte dans une petite crique afin de souffler et réfléchir sur les dispositions à prendre.
La découverte, dans ce petit havre, dune flottille de cinq magnifiques et solides pirogues dun seul tenant facilita nos réflexions sur la conduite à tenir. Leur présence près du village, en lieu et place des radeaux traditionnels, indiquait clairement que ce type dembarcation était utilisé de préférence à tout autre par les indigènes de lendroit en raison de sa solidité et de sa maniabilité. De là à faire léchange, il ny avait quun pas, vite franchi.
Ce fut donc en pirogue que nous repartîmes, mais en longeant, cette fois, au plus près la rive droite. Cette initiative nous permit dentrer sans trop de difficultés dans la Rivière Claire, qui aussitôt nous entraîna à une vitesse folle vers la liberté. Nous eûmes cependant toutes les peines du monde à atteindre son milieu, où le courant était encore plus rapide, puis à maintenir notre embarcation dans le sens du courant pour éviter quelle ne chavire.
Vers les deux heures du matin, la pluie se mit à tomber dru, nous forçant très vite à écoper pour ne pas trop nous enfoncera Il y avait heureusement à bord le nécessaire, deux fonds de bambou creux. En fin de nuit, la visibilité devint presque nulle ; la pluie redoubla de violence, le vent se mit de la partie. Notre pirogue roulait et tanguait sans cesse. Bientôt, poussée par je ne sais quelle force, elle se mit en travers, et ce fut presque aussitôt la catastrophe. Notre embarcation heurta un rocher à fleur deau. Le temps de crier à Montagne "direction rive gauche" et nous étions précipités aines, qui nous entraînèrent vite et loin, toujours plus loin, dans les flots déchaînés, malgré nos efforts pour pousser vers la gauche. Très vite, je perdis de vue mon camarade. Happé moi-même par un remous, je disparus brusquement sous leau, entraîné par une force invisible. A partir de cet instant, tout se passa rapidement. Aveuglé, pris de panique, je bus la tasse, incapable de marracher à lattraction de cette vague de fond. En même temps que je sentais mes forces mabandonner mapparurent les images des êtres chers dont jétais lunique soutien. Tout de suite linstinct de conservation reprit le dessus, et dans un ultime sursaut de volonté et dénergie je remontai à la surface. Il me fallut encore plus dun quart dheure defforts pour atteindre la rive. Pour comble de malchance, jatterris dans un buisson dépineux. A bout de force, je nallai pas plus loin et maccrochai désespérément à ces branches salvatrices, dont les épines pourtant senfonçaient dans ma chair. Après un dernier effort et quelques piqûres supplémentaires je parvins enfin à me hisser sur la berge, où je maffalai dans lherbe humide.
Quétait devenu mon compagnon ? Moins bon nageur, il avait dû être emporté beaucoup plus loin. Cétait donc en aval que je devais le rechercher.
Le jour commençait à poindre. Précautionneusement, je descendis le long de la berge, me dissimulant de mon mieux aux regards éventuels dindiscrets et marrêtant de temps en temps pour écouter. Par intermittence, jémettais un sifflement bref pour signaler ma présence. Au bout dun quart dheure de marche, je reçus, comme en écho, le même sifflement bref. Ce ne pouvait être que Montagne, il ny avait que les français pour siffler de la sorte. Au détour de la piste, nous tombions dans les bras lun de lautre, heureux de nous retrouver sains et saufs après nos malheurs.
Que démotions et de forces déjà gaspillées, depuis notre départ, pour rien ! De plus, dans le naufrage, nous avions tout perdu : boules de riz de réserve, coupe-coupe, comprimés, chapeau tonkinois, précieux accessoire pour dissimuler nos cheveux et visages. Malgré tous ces avatars, nous prîmes la sage précaution de nous reposer. Rompus de fatigue, nous nous endormîmes très vite.
A notre réveil, le soleil avait amorcé sa courbe descendante. Nous avions dû dormir près de six heures. La remise sur pied fut pénible, nous étions courbaturés, mais nous avions également faim. Soulager cette faim fut notre première préoccupation. Marchant le long de la rive, dans le sens du courant, nous allâmes à la recherche de notre pitance. Enfin, nous dénichâmes un petit carré de manioc. Pendant que je déterrais les racines, Montagne faisait le guet, car nous nétions certainement pas très éloignés dun village ou dune habitation isolée de paysan ou de pêcheur. Continuant à longer la rivière, nous aperçûmes bientôt le village en question : cinq ou six cagnas groupées, disposées à flanc de coteau à 500 mètres à peine de la rive où nous nous trouvions. Redoublant de vigilance, nous poursuivîmes notre marche et découvrîmes, dans un renfoncement, trois radeaux dapparence très solide. Vivres et embarcation étant trouvés, il ne nous restait plus quà attendre la tombée de la nuit pour repartir. Camouflés dans un fourré, doù nous pouvions sans être vus surveiller les allées et venues des indigènes du coin, nous nous mîmes à grignoter nos racines de manioc.
A linverse de la première nuit, la seconde sécoula sans incident ni accident. La prise de possession de notre nouvelle embarcation fut un jeu denfant. Compte tenu de la vitesse du courant, nous avions dû parcourir près de 70 km, soit quelque 20 de plus que la première nuit, qui fut courte. Après le sommeil réparateur du matin, nous partîmes comme la veille à la recherche de notre nourriture. Epis de maïs encore verts, ananas, citrons sauvages constituèrent notre menu du jour, et même une réserve pour le lendemain, tant la récolte avait été bonne.
Au crépuscule, nous repartîmes pour la troisième nuit. Vers une heure, les ennuis commencèrent. A deux kilomètres en aval, sur la rive gauche, quelques points lumineux apparurent. Il sagissait dune dizaine dhommes et de femmes affairés autour dun sampan. Avions-nous été repérés? Etait-ce un barrage? Autant de questions restant sans réponse. Nous nétions pas à la noce. Par mesure de prudence, nous obliquâmes vers la rive opposée, où rien danormal ne se révélait à cet instant. A lendroit où nous .étions, la Rivière Claire sétalait déjà sur une largeur de près de cent mètres ; par ailleurs, la nuit était très sombre. Dans ces conditions, comme les torches ne portaient pas à plus de 50 mètres, il devait être difficile de nous voir. Longeant la berge à la toucher, le coeur battant, nous franchîmes sans encombre ce point délicat. Nous avions eu très chaud.
Tard dans la nuit, nous fumes stoppés par deux barrages successifs que nous dûmes contourner, lun par la droite, lautre par la gauche, en montant sur les rives pour les franchir. La présence de ces barrages, qui ralentissaient considérablement la vitesse du courant, était significative : nous approchions de Tuyen-Quang, petite ville dont jappréhendais la traversée. Navigant toujours au milieu de la rivière pour profiter au mieux du courant, nous nous trouvâmes à un certain moment face à une grosse masse sombre qui nous barrait le chemin. Ce ne fut que lorsquon y accosta que nous nous aperçûmes quil sagissait dun grand îlot broussailleux, qui en cet endroit séparait le cours deau en deux tronçons. Nous optâmes pour celui de droite, le plus large.
Nous étions dans Tuyen-Quang. Déjà, sur la rive droite, on apercevait les profils dhabitations sur un ciel très sombre, annonciateur de pluie. Plus près de nous, le long de la berge, amarrées les unes aux autres, sétalaient des barques de pêcheurs surmontées dune cabine rudimentaire dans laquelle, pêle-mêle sentassaient famille et animaux domestiques. Nous navancions plus que très lentement, les sens en éveil constant. Brusquement, la pluie se mit à tomber, diminuant encore la visibilité mais augmentant, par la même occasion, nos chances de ne pas être entendus. Mais il était malheureusement dit que nous ne devions pas passer inaperçus. Soudain, dans lune des embarcations, un roquet se manifesta, imité bientôt par dautres. Ah, les maudits cabots ! Ils allaient réveiller tout le monde. Des voix sélevèrent. Par précaution, nous nous laissâmes glisser dans leau pour nous dissimuler à la vue déventuels soupçonneux. Cramponnés dune main au radeau, nageant de lautre, nous nous efforcions de mettre le plus despace possible entre les barques et nous. Au bout de quelques minutes les chiens sapaisèrent, les voix se turent. Par crainte de récidive, nous restâmes encore quelques instants dans notre position inconfortable dimmergés.
Mais déjà laube sannonçait, il était plus que temps de rechercher le couvert protecteur pour la journée. Mais où trouver ce couvert ? Nous étions en pleine ville, et dans une ville que nous ne connaissions pas: donc, dans une situation critique. Arrivée à lextrême pointe de lîlot découvert à notre arrivée, nous le contournâmes pour remonter dune centaine de mètres le bras de rivière que nous avions auparavant négligé. Nous avions été bien inspirés : à cet endroit, la rive était plantée darbres à feuillage épais, dont les plus basses branches formaient au-dessus de leau une voûte protectrice sous laquelle nous nous engageâmes. Radeau amarré, nous grimpâmes sur la berge haute de 5 à 6 mètres. Sur ce talus assez large - car cétait bien un talus, recouvert dune végétation très dense - nous découvrîmes, face à nous en contrebas, un immense jardin dagrément, avec, pour toile de fond, une belle demeure résidentielle, ancienne habitation dadministrateur ou de riche colon.
Bien que ce ne fut pas lendroit rêvé pour se camoufler, nous dûmes nous en contenter, car nous étions en pleine ville. Pour éviter toute surprise, un tour de garde fut instauré. Au cours de la journée, nous eûmes loccasion dassister aux allées et venues des habitants du domaine, qui étaient certainement loin de se douter que le talus de leur jardin servait ce jour-là de refuge à deux prisonniers évadés dun de leurs camps modèles.
Il faisait nuit depuis une heure environ. Dans la ville, comme sur la rivière, toute activité avait cessé. Par mesure de prudence, nous avions néanmoins retardé notre départ et attendu que toutes les lumières se soient éteintes.
Nous en étions à notre quatrième nuit de navigation. Une demi-heure après avoir quitté notre talus, Tuyen-Quang nétait plus quun mauvais souvenir. Nous filions à nouveau de toute la force de nos maigres bras vers Vietri, distante encore, daprès mes calculs, de 130 à 150 km. Allions-nous avoir la force dy parvenir ? A certains moments, il marrivait den douter; car au fil des jours notre capacité de résistance samenuisait. A la fatigue physique et nerveuse progressive sajouta, cette nuit-là, une chiasse carabines provoquée par le mais, légumes et fruits verts consommés crus. Elle navait rien de comparable avec la dysenterie chronique habituelle du prisonnier, à laquelle elle sajoutait. Elle nous tordait littéralement les tripes. Associée aux brûlures destomac résultant des mêmes causes, elle nous ôtait 50 % de notre énergie. Pour ma part, en outre, je ressentais, depuis la veille, à la base de longle du majeur droit, à chaque battement cardiaque, une douleur lancinante, conséquence probable de mon contact brutal avec le buisson dépineux qui mavait accueilli après notre naufrage.
A laube, nous fûmes toutefois heureux et satisfaits de la distance parcourue : autant que la veille sinon plus. Dans la journée, après un sommeil plus agité que les jours précédents par suite de la chaleur accablante et des fourmis rouges, notre repas, en raison de létat lamentable de notre appareil digestif et à défaut dautre chose, se limita à quelques pousses de bambou.
Avant de démarrer pour la cinquième nuit, je métais posé la question de savoir si nous atteindrions Vietri à laube. Montagne le croyait fermement, moi pas. Quoiquil en fut, nous ne ménageâmes pas nos efforts. Mais plus nous avancions, plus la rivière sélargissait, partant plus la vitesse du courant diminuait, en dépit des nombreuses trombes deau qui sabattaient sur la région. Si, au cours des premières nuits, les pagaies navaient servi pratiquement quau guidage, ce nétait plus le cas. Il fallait maintenant souquer dur pour maintenir une moyenne convenable, et dans la position à genoux inconfortable que nous étions obligés de garder, ce nétait pas facile, croyez moi. De plus, nous étions lun et lautre très fatigués. Placé devant moi, je sentais, au fil des kilomètres, que Montagne faiblissait ; ses coups de pagaie étaient plus lents. Il manqua plusieurs fois de tomber à leau, emporté par son élan quil ne parvenait plus à contrôler. Cependant, à la proposition que je lui fis de sétendre un moment sur le radeau pour se reposer, il refusa catégoriquement.
La Rivière Claire sélargissait de plus en plus. Nous avions navigué sans arrêt durant au moins cinq heures ; dans une heure, moins peut-être il ferait jour. Pour Montagne, Vietri nétait plus quà 4 ou 5 km ; pour moi, cette ville était encore distante dau moins 25 km. En raison de nos opinions divergentes, une discussion franche pour décider de la conduite à tenir simposait sans retard. Je la provoquai en demandant à Montagne son avis.
Vietri, dit-il, est là devant nous. Nous y serons à laube. Jen suis persuadé. La rivière ne ment pas. Vois-tu comme elle sélargit.
Je ne suis pas de ton avis, répliquai-je, pour les raisons suivantes. Crois-tu quà 4 ou 5 km de Vietri les viets laisseraient un cours deau aussi large sans surveillance ? Je ne le crois pas, et comme jusquà présent nous navons pas été inquiétés, jen déduis que ce poste est encore à quelque 30 km.
Tu es trop pessimiste. Pourquoi veux-tu que les viets surveillent cet endroit plus quun autre ? Pour interdire laccès de leur zone aux espions, ce nest à coup sûr pas la rivière quils choisiraient. U jungle est plus sûre pour ce genre dactivité.
Je ne suis pas pessimiste mais méfiant, dis-je. Mon séjour dans les camps de représailles ma appris à lêtre. Cest pourquoi je propose une dernière journée de repos. Elle permettrait de vérifier si mes craintes sont fondées, et si oui, de lâcher la rivière pour la jungle pour parcourir les derniers kilomètres.
Jai foi en Dieu, dit Montagne. Depuis notre départ, il nous a guidés. Nous avons eu des coups durs : nous nous en sommes toujours sortis. Si nous avons souffert, cest que nous le méritions. Aujourdhui, dimanche, il ne nous laissera pas tomber. Nous arriverons à Vietri suffisamment tôt pour assister à la messe et le remercier.
Montagne, comme toi je suis croyant et veux bien admettre que Dieu nous a aidés et guidés. Mais de là à penser quil nous abandonnerait parce que, par simple mesure de prudence, nous nassisterions pas à sa messe daujourdhui, non ! En attendant une journée de plus, nous ne ferions preuve que de sagesse, vertu quil a toujours prônée.
Tu as peut-être raison, mais je dois tavouer que je ne me sens plus ni la force, ni la volonté de tenir un jour de plus. Je suis au bout du rouleau, vidé, complètement vidé.
Dans ces conditions, continuons, et à la grâce de Dieu.
Javais cédé, je naurais pas dû le faire. Cétait bien la preuve que moi aussi je faiblissais.
Mon consentement avait redonné de la vigueur à mon camarade. Nous foncions comme au meilleur temps de notre forme, en dépit dun vent contraire. Ce nétait en effet pas le moment de musarder, nous navions plus le temps de faire beaucoup de kilomètres avant le lever du jour. Bientôt, nous entrâmes dans un épais brouillard, qui à mesure que nous avancions blanchissait. Cétait là le signe annonciateur de laube. Jamais nous nétions restés aussi tard sur la rivière. Pressentant que nous narriverions pas à destination avant le jour, je proposai à Montagne de nous arrêter. Faisant amende honorable, il accepta sans réticence.
Immédiatement, nous obliquâmes vers la rive droite, côté Vietri. Au même moment surgit de la brume devant nous, à dix mètres à peine, une barque silencieuse, qui à force de voile et de rames remontait- la rivière. Aussitôt, de lembarcation, des cris sélevèrent "Tu-binhs ! Tu-binhs !" Nous avions été repérés et identifiés, malgré notre promptitude à virer de bord dès lapparition de la barque. Un long son de corne retentit. A ce signal dalarme répondit sans retard le tocsin dune église ou dune chapelle. En moins de dix minutes, toute la population allait être sur pied.
Nous avions une chance sur mille de nous en tirer. De toutes les forces qui nous restaient, nous pagayâmes vers la rive gauche. Gênés dans leur manoeuvre par leur voile, nos poursuivants perdirent immédiatement du terrain et disparurent dans lépais brouillard hors de notre vue.
Arrivés près de la rive, une nouvelle difficulté se présenta. Cette rive était haute de près de quatre mètres. Comment allions-nous faire pour y grimper ? En la longeant, nous trouvâmes enfin larbuste sauveur. Sitôt sur la tertre ferme, nous courûmes droit devant nous vers la jungle que nous croyons proche, mais que le brouillard dissimulait toujours à nos yeux.
Notre premier élan fut vite brisé ; nos jambes ne nous obéissaient plus, leur maintien, pendant cinq nuits consécutives, dans la pénible et inconfortable position du pagayeur à genoux leur avait enlevé toute élasticité. Epuisés, notre volonté de résistance aussi faiblissait. Au bout de deux cents mètres de course, mon camarade sarrêta et sassit. A mes encouragements, il répondit, dun air las et résigné
"Je ne suis plus quun poids mort. Va-t-en ! Seul tu as une chance de ten sortir. Je tai assez créé dennuis comme ça. Tout ce qui arrive est de ma faute".
Je le raisonnai et lui annonçai en même temps ma ferme décision de ne pas le lâcher quoi quil arrivât. Mon accent de sincérité, et le rappel du sentiment de solidarité qui jusqualors nous avait unis lincitèrent à repartir malgré son extrême faiblesse et son découragement.
Après cinq mètres de course, nous atteignîmes les premiers fourrés, et nous nous y enfonçâmes, sans souci des racines qui nous écorchaient pieds et chevilles, des branches et des épines qui nous déchiraient vêtements et peau. Chaque difficulté de parcours, de pénétration plus avant dans la brousse sapait progressivement la résistance de mon camarade. Je le voyais à son visage, je le sentais à sa respiration. Prétextant ma propre fatigue, je marrêtai et linvitai à faire de même. B devait, attendre. ce signal, car immédiatement, sans un mot, il sarrêta et- sallongea. Il était à bout de forces. Je ne valais guère mieux.
Comme mon camarade, je métais étendu, ressentant tout à coup une grande lassitude. Fermant les yeux, jessayais doublier notre situation présente. Des élancements de plus en plus aigus au majeur droit me rappelèrent très vite à la réalité. Jétais bon pour un panaris, cétait certain. Javais pourtant bien assez de soucis et dennuis comme ça.
Le brouillard sétait dissipé, et il faisait maintenant grand jour. Tout autour de nous la forêt séveillait, la faune sanimait. Je prêtais loreille à tous les bruits, apparemment rien de suspect. Nos poursuivants avaient-ils perdu nos traces ? Nous recherchaient-ils toujours sur la rivière ? Dans ce cas, si notre radeau laissé à la dérive navait pas encore été trouvé, nous disposions dun répit quil sagissait de mettre à profit.
Après quelques secondes de réflexion, jannonçai à Montagne mon intention de pousser une reconnaissance dans les environs. B acquiesça dun grognement.
Au terme dune progression lente et pénible à travers une végétation quasi-inextricable, je débouchai dans ce que je crus être une clairière. Amère déception 1 Cétait une rizière. La jungle était en face, à plus de cinq cents mètres. Ainsi, notre couvert nétait en définitive quun simple petit bois entouré de rizières. Trompés par la brume, nous avions bien cru que nous entrions demblée dans la brousse.
Hormis quelques aboiements lointains, je ne décelai rien de suspect dans le secteur. Jaurais pu, à la minute présente, traverser ce no mans land sans être vu. Pendant une fraction de seconde cette idée meffleura. Bien quil meût donné son consentement, je ne pouvais ni navais le droit dabandonner ainsi mon camarade. Le faire eût été une lâcheté. Honteux de moi, je revins sur mes pas, aussi rapidement que lenvironnement me le permettait, pour faire part à Montagne de ma déconvenue et de la nécessité de rejoindre au plus vite la vraie jungle.
Linstinct de conservation aidant, il me suivit sans rechigner. A mesure que nous progressions, je constatai que les aboiements sintensifiaient, se rapprochaient. Arrivés à lendroit où jétais il y avait dix minutes à peine, nous stoppâmes. Us chiens étaient à une cinquantaine de mètres sur notre droite. Un groupe dhommes armés de fusils - vraisemblablement des miliciens - suivait à peu de distance. Sur notre gauche, au loin, même spectacle. Nous étions cernés, et les chiens, cette fois, nous avaient sentis. Dinstinct, nous rebroussâmes chemin. Mais il était déjà trop tard : nous nallâmes pas loin. De toutes parts, des hommes surgirent. En un instant nous fûmes saisis et emmenés sans ménagement, les poignets liés derrière le dos et les chevilles entravées.
Nous marchions comme des automates, lesprit vide, anéantis, résignés à tout. De temps à autre, un "maolen" rauque, appuyé dun coup de crosse nous rappelait quil fallait marcher plus vite. Précédés dune multitude de mioches à demi-nus, nous pénétrâmes dans le village, où une foule excitée nous attendait. Immédiatement, deux hommes sen détachèrent lair menaçant. Lun deux me saisit par les cheveux et mobligea, avec laide de son compagnon, à magenouiller, leva un coupe-coupe et fit le geste de me trancher la gorge. Dans le même temps, mon camarade était pris à partie par des femmes. Elles lui crachaient au visage, le giflaient. Us miliciens riaient et laissaient faire. A moins dun miracle, je sentais que nous vivions les derniers instants de notre existence.
Un ordre bref, clamé en vietnamien, mit brusquement fin à cette hystérie collective. Etait-ce le miracle, ou simplement un répit avant la mise à mort définitive ? Les deux hommes me lâchèrent, la foule se fendit, recula. Je me relevai lentement. Face à moi, suivi de, deux bo-doï, savançait un homme jeune, 35 ans maximum. Vêtu dune tenue de toile kaki clair, coiffé dun casque colonial en feuilles de latanier, il distribuait à droite et à gauche des paroles sèches et dures, qui eurent pour effet de calmer les esprits ; il ordonna aux miliciens dôter nos liens puis sadressa à nous en ces termes
"Messieurs, je déplore ce qui est arrivé et vous demande de pardonner aux tu-vé (miliciens) leur rudesse et à la population leur accès de mauvaise humeur. Je vous assure que ça ne se renouvellera pas. A partir de cet instant, vous êtes sous ma protection. Soyez sans crainte. Vous êtes dans un état lamentable et certainement très fatigués. Avant toute chose, il vous faut vous laver, vous restaurer et vous reposer. Suivez-moi".
Il avait parlé dans un français impeccable, sans accent. Depuis ma capture, aucun cadre viet ne mavait parlé de la sorte. Son attitude simple, déférente même, exempte de toute fierté, son calme, le ton à la fois ferme et doux de sa voix nous inspirèrent confiance. Ce fut soulagés et sans appréhension que, flanqués de ses deux bo-d6i, nous le suivîmes en direction dune maison en dur, genre "penty breton", où il nous invita à entrer. A lintérieur, deux autres soldats : lun entretenait du feu autour de linévitable théière maintenue constamment prête en cas de visite inopinée, lautre nettoyait son pistolet-mitrailleur.
La maison était très sommairement aménagée. A droite, prenant tout le pignon, un bât-flanc où pouvaient facilement dormir côte-à-côte dix personnes, à gauche, en-deçà de la cheminée, une table et deux bancs. Face à la porte dentrée, une autre porte donnant accès à la salle de douche.
Ses ordres donnés, notre hôte disparut en nous donnant rendez-vous pour midi. Ses hommes nous prirent alors en charge. Après un grand bol de thé chaud, accompagné de galettes de riz, nous fûmes invités à prendre une douche avec du vrai savon et en même temps à laver notre tenue. Pour ma part, je navais plus eu loccasion, depuis le mois de mars, dutiliser du savon pour ma toilette : cétait lors de mon séjour dans le troisième camp de représailles, grâce à la délicate attention du vieil infirmier. Pour Montagne, cet agréable souvenir remontait au 16 octobre 52, veille de sa capture. La douche prise, un des soldats badigeonna nos plaies avec de leau permanganatée et banda celles qui lui apparaissaient les plus infectées. Enfin, dans lattente du repas de midi, les soldats, après nous avoir prêté à chacun un pantalon, nous firent signe de nous étendre sur le bat-flanc pour dormir.
Bien quelle nous surprit un peu, lattention dont nous étions lobjet nous réconforta, et ce fut rassénés mais rompus de fatigue, les nerfs brisés par les récentes émotions que nous nous endormîmes.
"Allons, debout ! A table !". Notre hôte était à nouveau devant nous, souriant. Sur la table, il y avait un grand panier de riz fumant, un canard entier découpé en morceaux, agrémenté de courges et poivrons cuits, un bocal de nuoc-mam, une cruche de thé froid. Les bo-doï avaient disparu.
Nous nous installâmes face à ce curieux homme, au regard franc et sympathique, si différent de ses pairs. Pour nous mettre à laise, il nous servit, très largement, je dois le préciser. Malgré notre faim, nous nous efforçâmes de manger lentement, pour rester dignes.
Le premier, il rompit le silence pour demander nos noms et grades et des renseignements sur nos familles. Satisfait de nos réponses, il poursuivit
Reposés, lavés, vous avez meilleurs mine. Mais que vous êtes maigres Depuis combien de jours navez-vous pas mangé ?
Me tournant vers Montagne, je pris la parole avec son consentement.
- Depuis bientôt cinq jours, cest-à-dire depuis que nous avons quitté le Camp 113, nous ne mangeons que des crudités glanées çà et là, au hasard de nos haltes. Mais au risque de vous choquer, je dois vous dire que depuis le 18 octobre 1952, date de notre capture, nous navons plus mangé à notre faim. Cest dailleurs la raison principale de notre évasion.
Mon interlocuteur observa un moment de silence. Ma réponse, bien quil sy fut peut-être attendu, lembarrassait.
Je comprends mal, dit-il. la ration allouée aux prisonniers de guerre est pourtant bien la même que celle des soldats de larmée populaire. Cest dailleurs une décision du Président Ho-Chi-Minh.
- Théoriquement, cest peut-être vrai, répondis-je. Mais pratiquement, non ! Notre état squelettique, qui a touché votre sensibilité, en constitue la preuve. Recevez-vous quelquefois des échos de la vie dans les camps de prisonniers ?
- De temps à autre, oui, notamment les activités du Camp N 1. Les textes de lettres et manifestes signés par les officiers français reflètent bien, à mon avis, leurs sentiments de reconnaissance à légard de notre Président et du peuple vietnamien tout entier. En conséquence, je pense quils ne sont pas malheureux.
- Je ne sais pas ce qui se passe au Camp N 1, dis-je, mais si je men tiens aux principes dégalité des droits, qui, daprès les cours politiques dispensés chaque jour au camp sont la base de votre mouvement de libération nationale, je ne pense pas que les officiers bénéficient dun régime meilleur. Seuls peuvent jouer en leur faveur leur faible effectif permettant une meilleure organisation, et la présence de médecins compétents, ce qui est évidemment très précieux.
- Votre raisonnement est logique, dit-il, mais alors, quest-ce qui ne va pas au Camp 113 ?
En réponse à cette question, jentrepris de lui faire le récit détaillé de notre vie de tous les jours, avec son cortège de misère et de morts. Quand jen oubliais, Montagne complétait. Lancé à fond dans mon récit, jen oubliais de manger, ce qui néchappa pas à notre interlocuteur, qui gentiment me rappela à lordre pour faire honneur à son menu.
Mais tout a une fin ! En même temps que mon récit, le repas, aussi, sacheva. Nous offrant tabac et papier, notre hôte nous donna son opinion.
- Eh bien, dit-il, aussi paradoxal que cela puisse vous paraître, je vous crois. Cest pourquoi jai décidé dintervenir en votre faveur en vue de votre libération. Après que vous vous serez bien reposés, cest-à-dire après demain, vous prendrez la route en direction de Vietri. Je donnerai à lun des soldats qui vous accompagneront un rapport détaillé vous concernant, quil remettra au Commandement de Zone. Je dois maintenant vous quitter. Laissez la table telle quelle, mes soldats desserviront. Reposez-vous. Vous naurez pas trop de deux jours pour vous retaper.
Satisfait, mais néanmoins dérouté par la tournure des événements, je lui posai avant son départ cette question :
- Vous savez maintenant tout de nous. Mais vous, monsieur, qui êtes-vous donc pour vous intéresser ainsi au sort de deux français prisonniers, considérés et traités, par la majorité de vos semblables, comme des criminels de guerre ? Car, bien que nos arguments vous aient convaincu, nous navons pas moins enfreint le règlement du camp
Je suis colonel, répondit-il, et jai approximativement votre âge. Dans larmée populaire de libération, la plupart des officiers supérieurs sont jeunes. Cette particularité nempêche toutefois pas quelques-uns dentre eux de raisonner, de faire la part des choses, dessayer de comprendre, dêtre humain. Vous ai-je à mon tour convaincus ?
Sa sincérité ne pouvait plus être mise en doute. Nous lui répondîmes oui" sans hésiter, mais en lui spécifiant toutefois les raisons qui nous contraignaient à tant de méfiance. Nous tendant la main, il nous quitta en nous donnant rendez-vous pour le lendemain.
Dès son départ, les soldats rappliquèrent. Après une sieste qui dura toute laprès-midi, la fin de la journée se passe tranquillement. Le repas du soir, presquaussi copieux que celui de midi, fut pris en compagnie des bodoï, qui nous firent ensuite lhonneur de tirer quelques bouffées de leur pipe à eau. Vu les circonstances, cétait en quelque sorte le calumet de la paix. Pour la nuit, nous couchâmes à lune des extrémités du bat-flanc, les soldats à lautre, chacun deux cependant assurant la garde à tour de rôle. Malgré le panaris qui me chatouillait désagréablement de plus en plus, je mendormis très vite.
Le jour suivant, nous vécûmes une journée à peu près identique, au cours de laquelle le jeune colonel nous annonça notre mise en route en direction de Vietri à partir du lendemain huit heures.
Comme prévu, le lendemain, à lheure prescrite, nous étions ..Prêts. Après sêtre enquis de notre état de santé et avoir remis, avec ses recommandations, à lun des soldats désignés pour nous escorter lenveloppe contenant le rapport nous concernant, le jeune colonel viet nous souhaita bonne chance en nous serrant une dernière fois la main. Et ce fut immédiatement le départ.
Près de la rivière toute proche, un passeur nous attendait pour nous transporter sur la rive droite, côté Vietri. Sur cette rive, la route vers ce poste longe la rivière sur près de 5 kms. Reposés, remis en confiance, nous marchions bon train. Montagne paraissait avoir retrouvé son second souffle. Notre surveillance était toute symbolique. Quelques carcasses rouillées dauto-mitrailleuses et de half-tracks nous rappelèrent le passage des troupes françaises sur cette route mal entretenue. Mais point de plaques indicatrices susceptibles de nous renseigner sur la distance qui nous séparait encore de Vietri, et les quelques bornes kilométriques encore en place ne portaient plus depuis longtemps aucune inscription.
Après une dizaine de kilomètres de marche sur la route, nous prîmes sur la droite un chemin de terre. Ce fut aussi le moment choisi par le ciel pour nous arroser copieusement. Du même coup, notre allure diminua, car les chemins de terre par temps de pluie sont très glissants, surtout pour des pieds nus, et cétait malheureusement notre cas.
Vers midi, nous fîmes halte dans une cabane aux murs de torchis où nous fûmes accueillis par un vieux tonkinois dune soixantaine dannées. Ancien bep (cuisinier) dans une famille française dHanoï avant loccupation japonaise, il parlait notre langue dune manière assez convenable pour quelquun qui navait jamais mis les pieds dans une école. Il devint notre interprète. Au cours du repas quil nous prépara, il nous apprit que cétait chez lui que nous allions attendre la décision du Commandant de Zone. Immédiatement après le repas, le bo-ddi porteur du rapport nous concernant sen fut en brandissant fièrement son enveloppe.
Engageant la conversation avec le maître de maison, nous essayâmes de connaître notre position exacte. Mais le vieux était malin ! Il savait éluder les questions, et quand parfois il y répondait, cétait toujours dune façon évasive. En revanche, en ce qui concernait limplantation des troupes V.M. dans la région, dont il nous parla sans que nous leussions pressenti, notre interlocuteur était intarissable. A lentendre, il y avait des soldats partout. Pourtant, hormis nos deux gardes, nous nen avions pas vu un seul depuis le matin. Jen déduisis quil exagérait dans un but louable, certainement, qui ne pouvait être que celui décarter de nous toute idée de fuite tant que nous resterions sous son toit. Parlant le français, il risquait en effet dêtre inquiété dans une telle éventualité.
Malgré ma douleur au doigt, je passai une nuit relativement calme. Au cours de la journée qui suivit, lattente, avec ses incertitudes, me pesa. Montagne était également très nerveux. De plus, mon inflammation phlegmoneuse au médius droit me donnait des inquiétudes et me faisait terriblement souffrir. Aussi il est superflu de préciser que je passai une très mauvaise deuxième nuit, au cours de laquelle ma pensée, sans cesse vagabonde, passait sans transition dimages irréelles de joie que provoquerait une libération à celles - cruelles - de désespoir qui résulteraient dun échec.
Au petit matin, ny tenant plus, je décidai dinciser mon panaris. Dans ce but, je demandai à notre hôte de bien vouloir bouillir de leau et daffûter son canif. Quoique réticent, Montagne accepta de faire le chirurgien.
En moins dune demi-heure tout était prêt pour lopération. Montagne avait flambé son bistouri. La tête tournée à 45 degrés pour ne pas voir, la main posée sur la table, le bo-doï tenant ferme mon poignet, jattendis. Dix secondes sécoulèrent, interminables, sans que rien ne se passât. Au dernier moment, Montagne, victime de son appréhension et de ses nerfs, avait renoncé. Ni le bo-doï, ni lancien bep ne consentirent à le rempIacer. Alors, faisant appel à toute ma volonté, je décidai moi-même dinciser.
Sagissant du majeur droit, il me fallait opérer de la main gauche, ce qui, pour le droitier que jétais, ne facilita pas les choses. Maladroit de cette main, je dus procéder lentement pour ne pas inciser trop profondément ou tout simplement taper à côté.
Rassemblant mon courage, je posai, avec mille précautions, lextrémité de la lame sur labcès, exerçai une légère pression sur cette partie de peau tendue à lextrême, qui céda immédiatement. Sang et pus mélangés giclèrent sur la table. Je plongeai aussitôt mon doigt dans leau bouillie tiède placée à mes côtés et ly laissai tremper. Cétait fini
Avais-je eu mal ? Non. Mais javais eu très chaud. La sueur perlait à mon front. Comme moi, toute lassistance semblait soulagée. Pour nous remettre de nos émotions, le vieux cuisinier offrit à chacun une rasade de choum (alcool de riz), dont quelques gouttes servirent également de désinfectant. Le bo-doï se chargea du pansement, sacrifiant, pour ce faire, son paquet de pansement individuel - vraisemblablement récupéré sur un soldat français mort ou fait prisonnier - ou encore dans les dépôts du Service de Santé tombés aux mains du Viet-Minh.
Cet intermède nous avait fait oublier pour un temps notre pénible situation dattente. Nos deux compagnons, comprenant notre inquiétude grandissante, faisaient de leur mieux pour nous rassurer. "Plus cest long, plus cest bon ", répétait le vieil homme en souriant. Par son intermédiaire, le bodoï, enhardi par quatre jours passés en notre compagnie, donna aussi son opinion. Très justement, dailleurs, il fit savoir que le "Grand Chef" nhabitait pas à côté et quil avait certainement dautres préoccupations et soucis que de se pencher immédiatement sur le cas de deux prisonniers. Nous le concevions aisément, mais il y avait tout de même de quoi être inquiet.
Vers les neuf heures, le second bo-doï, suivi de deux autres soldats pistolet-mitrailleur au poing, firent irruption dans la cabane. A son air désolé, nous comprîmes tout de suite que la démarche du jeune colonel au grand coeur avait échoué. Nous étions anéantis. Bien que nous eussions eu quelques doutes quant à sa réussite, il nous faut bien avouer, pour être francs, que nous y avions placé tous nos espoirs.
Nos deux nouveaux venus nous prirent immédiatement en charge. Leur air important donnait à penser quils avaient reçu des consignes très strictes nous concernant. Lun deux, probablement un petit gradé, baragouinait quelques mots de français.
- Vous, dit-il, cest retourner Camp 113. Nous, vous conduire. Si vous évader, nous ordre vous tuer, compris ? En route, mao-len !
Dans le même temps, son camarade nous jeta sur les épaules les boudins de riz quils avaient apporté. A peine sil nous fut permis de dire adieu à ceux qui, ces derniers jours, nous avaient témoigné leur sympathie, et ce fut le départ.
Dès les premiers kilomètres, malgré les exhortations de nos deux gardes, nous adoptâmes la force dinertie, tactique bien connue de tous les prisonniers, réduisant progressivement notre allure en alléguant la fatigue, et nous ne mentions pas, nous arrêtant plus souvent que nécessaire pour satisfaire nos besoins naturels.
En franchissant un talus, Montagne glissa et tomba, sécorchant légèrement la plante du pied gauche. Il ne lavait pas fait intentionnellement. Ce fut, néanmoins, une occasion darrêt, au cours duquel nous décidâmes, dun commun accord, en cas de présentation dune situation favorable, de tenter de fausser compagnie à nos gardes, soit simultanément, soit individuellement selon loccasion, et le plus tôt possible. Il convenait en effet de profiter de notre proximité du secteur français de Vietri pour tenter lultime chance.
Montagne boîtait 1égèrement. Pour ne pas le fatiguer, je calquai mon allure sur la sienne. Cette manière de faire déplut à nos anges gardiens, qui nous intimèrent lordre de marcher plus vite. Lançant un coup doeil complice à mon compagnon, jaccélérai, avec la ferme intention de creuser un écart important entre nous. Au bout dun kilomètre, javais pris une quinzaine de mètres sur Montagne. Me sachant plus alerte, les bo-doï mencadraient, relâchant ainsi quelque peu la surveillance de mon camarade.
Nous marchions de cette façon depuis environ un bon quart dheure lorsque soudain une rafale de P.M., tirée par le gradé placé à ma gauche, me fit tressaillir et retourner juste assez vite pour voir Montagne sabattre dans .lherbe bordant la route. Lâchant ma charge de riz, je courus vers lui, sourd aux cris et gestes menaçants des gardes, qui ne parvinrent à me stopper quà quelques pas seulement de mon infortuné compagnon. Il gisait dans lherbe, la face contre terre, un bras replié sous le corps, la veste cunao rouge de sang, sans mouvement. Craintif, malgré lair dur quil se donnait, son tueur sen approcha, lexamina attentivement, lui tâta le pouls, puis le retournas.. en mannonçant cyniquement : "Camarade tiet (mort)... lui désobéir, jeter sac de riz et courir vite pour filer brousse".
Furieux, je le traitai de lâche, dassassin. Cette attitude contre nature pour un prisonnier me valut immédiatement une volée de coups de pied et de crosse que jencaissai sans broncher.
Au fil des minutes, alertés par les coups de feu, des indigènes accoururent de toutes parts. Un groupe de miliciens, sorti on ne sut doù, fit disperser tout ce monde. Son chef, dans lequel je devinai un officier, sassura que mon compagnon était bien mort. Il interrogea ensuite longuement mes gardiens, prit connaissance des ordres écrits quils détenaient, puis se tourna vers moi pour me dire en excellent français :
- Votre camarade est bien mort. E na que ce quil mérite. Je vous avertis que vous subirez le même sort si lenvie vous prend de limiter. Vous allez reprendre la route immédiatement pour le Camp 113, mais sous la conduite, cette fois, de deux miliciens, qui, je vous lassure, savent se faire obéir.
Appelant mes nouveaux anges gardiens, il leur donna ses ordres. Lun deux était approximativement de ma taille (1,72 m), lautre beaucoup plus petit. Ce qui ne les empêchait pas davoir un point commun : une tête de brute. A linverse des militaires de larmée régulière, auxquels nous avions eu affaire jusquà présent, ceux-ci paraissaient plus âgés. Leur armement était également différent : au lieu du P.M., ils portaient le fusil, dun type inconnu pour moi mais probablement de fabrication chinoise.
Tourné vers le cadavre de mon camarade et ami, je songeais à lune des paroles quil avait prononcées sur la rivière peu de temps avant notre capture : "Dieu ne nous abandonnera pas". En quelque sorte Dieu ne lavait pas abandonné : il lavait tout simplement rappelé à lui. A cette évocation, je me mis à réciter une prière avant de lui adresser un dernier adieu.
Depuis combien de temps étions-nous arrêtés 9 Je nen avais aucune idée. Le soleil était au zénith.
Dès le départ, pour me mettre dans lambiance, en plus de mon boudin de riz (15 kilos environ), jhéritai de celui de mon malheureux compagnon. Cétait donc avec une charge de 30 kilos sur les épaules, poids qui chaque jour ne diminua que de trois rations, que jallais refaire, toujours pieds nus, les 300 à 350 km qui me séparaient encore du Camp 113. Après ce dernier choc brutal, je craignais de ne jamais y parvenir, tant je me sentais physiquement et moralement las. Pourtant, cette première et tragique journée du retour vers le camp sacheva sans autre incident, hormis quelques coups de pied au cul de temps à autre. Il en fut ainsi pendant encore sept autres jours, cest-à-dire jusquà ce que la faim, la soif, la fatigue, les plaies aux pieds et chevilles, la chiasse, la fièvre, lhostilité permanente et la brutalité de mes gardes vinssent à bout de ma capacité de résistance.
Létape quotidienne, longue denviron 30 km, était parcourue en deux demi-étapes de trois heures de marche chacune, séparées par le repas de midi, seul temps de pause accordé en dehors des arrêts dysentériques. La boule de riz sans sel tenait facilement dans le creux de la main (200 g par repas approximativement) et rien dautre. Comme boisson, un quart de thé ou de goyave ou rien du tout, selon lhumeur des gardes. Ration de liquide nettement insuffisante pour un sujet déjà déshydraté, en état de transpiration permanente, quil fallait compenser, sous peine dinanition à brève échéance, par leau impaludée des ruisseaux.
Si dans la journée jétais pratiquement libre de mes mouvements dans un rayon de deux mètres, il nen était pas de même les nuits, au cours desquelles je couchais toujours dans la position allongée sur le dos, chevilles et poignets attachés aux lames de plancher disjointes des cagnas paysanne qui nous accueillaient. Position pour le moins inconfortable pour se gratter et qui ne facilitait pas non plus les choses lorsque subitement dans la nuit la courante vous prenait et que votre gardien, soit par flemme, soit par méchanceté, tardait à vous délivrer de vos liens pour vous accompagner dans la nature.
Le 9ème jour, après une nuit extrêmement agitée à la suite de trois sorties peu espacées aux feuillées, je fus pris à mon réveil de maux destomac intolérables suivis de vomissements. Malgré mes efforts pour y parvenir, je ne pouvais prendre la position susceptible, en la circonstance, de me soulager. Mes liens étaient trop serrés. Lestomac pratiquement vide, je ne rendais quun mélange écoeurant de bile et liquide de stase, qui à chaque rejet coulait le long de ma veste. Les contractions stomacales étaient telles que javais limpression détouffer. Javais des sueurs froides. Ce triste spectacle provoqua lhilarité de mes antipathiques gardes-chiourmes, qui ne défirent mes liens que sur les instances expresses du maître de maison, que mon état pitoyable avait sensibilisé. Ce fut également ce brave homme qui, en me servant une mixture de sa composition, parvint à calmer mes douleurs, quil mettait sur le compte des ascaris.
Cet incident avait considérablement retardé notre départ. Cette perte de temps, et plus encore, je pense, la leçon dhumanité reçue de lhumble nhia-qué (paysan) avaient exaspéré mes guides. Aussi, dès que nous eûmes disparu hors de sa vue, un retentissant mao-len, appuyé dune volée de coups de crosse me fit clairement comprendre les désirs et les intentions des brutes attachées à ma personne. Il fallait rattraper le temps perdu.
Malgré tout mon courage et ma bonne volonté, je ne pus soute... longtemps la cadence imposée. Inévitablement, au fil des kilomètres, elle diminuait, ce qui nétait pas du goût de mes compagnons, qui à tour de rôle renouvelèrent en cours de route lopération coups de pied au cul ou coups de crosse chaque fois quils la jugeaient utile.
Rompu de fatigue, je mendormis au cours de la pause casse-croûte de midi. Mon réveil fut brutal. Le plus grand - et le plus méchant - des miliciens, histoire de rire, marcha sur ma main droite. Instinctivement je la retirai, lui laissant sous la sandale le pansement qui enveloppait et protégeait mon doigt. Lagréable constatation dune cicatrice rose et creuse, du plus bel aspect, en lieu et place du panaris calma mon ressentiment à légard de mon tortionnaire.
A cet arrêt succéda une mise en train pénible, tant je souffrais des pieds. Mais à la longue le corps humain shabitue à tout, même à la douleur. Dautres avant moi en avaient fait la triste expérience. Cette réflexion, qui en loccurrence était une consolation me permit datteindre, sans meffondrer, le poste de garde qui allait nous servir de refuge pour la nuit.
Dans cette hutte délabrée cohabitaient cinq miliciens et une jeune femme, pour lesquels je devins immédiatement un objet de curiosité. Je nétait pourtant pas beau à regarder ! Mon dernier coup de tondeuse (barbe et cheveux) datait du ler juillet. Depuis neuf jours, je ne métait pratiquement pas lavé. Mon corps, dont javais dénudé la partie supérieure pour goûter un soupçon de fraîcheur était couvert dune multitude de pustules purulentes, qui avec les poux multipliaient les sources de démangeaisons et lorsquelles crevaient faisaient coller à ma peau le tissu déjà dégoûtant de transpiration et de poussière de ma tenue de paysan. Mes pieds et chevilles gonflées par le béri-béri et les plaies infectées rappelaient dune manière grotesque des pieds-bots. Bref, javais tout du clochard sale, infirme et pouilleux.
Je ninspirais cependant aucune pitié à tout ce monde réuni, au milieu duquel mon grand escogriffe de garde racontait mon odyssée avec force gestes. A en juger par les regards de haine que madressait lassistance, jen déduisis quil maccusait de tous les crimes possibles et imaginables. Aussi, lorsquun tant soit peu reposé, je demandai à celui qui me paraissait être le chef lautorisation daller me laver au ruisseau coulant à deux pas de la cabane, jessuyai un refus catégorique, appuyé par toute lassistance, à lexception toutefois de la femme, dont lexpression, au cours de la discussion qui sensuivit me donna à penser quelle éprouvait à mon égard une certaine compassion.
Cette attitude se confirma, une première fois lorsquelle mapporta ma ration de riz, dont le volume était double des repas précédents, une seconde fois lors des dispositions préliminaires prises à mon égard pour la nuit. Là elle sopposa de toute son énergie à ce que lon menserrât les chevilles dans un carcan de fortune. Elle ne put cependant pas empêcher mes gardes de me ligoter, comme toutes les nuits.
Harcelé par les poux et les moustiques, pratiquement à bout de force, sans pour cela que mes nerfs se fussent calmés, je ne mendormis quà une heure très avancée de la nuit. Ce fut donc sans avoir pu bénéficier du temps nécessaire pour récupérer un peu de mes forces quil me fallut reprendre la piste pour létape, qui, daprès mes souvenir de passage dans la région en cours de corvées, devait être la dernière avant le Camp 113. Compte tenu de mon état dépuisement, de létat de mes pieds, dont la plante était par endroits à vif, je savais déjà par avance que cette étape serait longue et dure mais jétais loin de penser aux difficultés et aux souffrances quen définitive jallais devoir supporter.
Depuis trois jours, tous les matins, mes premiers pas étaient hésitants, pénibles. Ils le furent encore plus ce jour-là. Le fait même de poser le pied par terre devenait intolérable et produisait leffet dune décharge électrique, qui se répercutait dans tout mon corps. Contraint et forcé par les deux brutes qui me harcelaient, je repris néanmoins la cadence imposée.
Après une demi-heure de marche forcée, jen était à me demander si loccasion allait mêtre, une dernière fois, donnée de revoir mes camarades du Camp 113 avant de mourir. Je marchais comme un automate mal réglé, lesprit ailleurs, ballotté de droite et de gauche par les coups, courbant léchine sous les quelque 12 kilos de riz qui me restaient encore, les nerfs bandés pour ne pas céder aux souffrances, pour ne pas tomber, pour ne pas flancher.
Je nétais pourtant plus bien loin du camp, je reconnaissais bien la route menant au pont de Vinh-Thuy. Malgré mon désir ardent de traverser ce pont avant midi et la furie conjuguée de mes tortionnaires, il fallut sarrêter avant, car, à la fatigue et aux misères du moment vint sajouter un autre mal, déjà très pénible à supporter lorsquil est seul : la crise de palu.
Une hutte paysanne sur pilotis se trouva à point nommé pour maccueillir. Bon gré mal gré, je décidai de my arrêter car je nen pouvais plus. Je maffalai sur léchelle menant à la pièce commune, indifférent aux cris et aux coups de mes gardes. Lapparition du propriétaire de la maison calma leur ardeur. Aidé par le paysan, je gravis alors les quelques marches menant à son logis où je mécroulai, terrassé par la fièvre. Bien quil fit une chaleur étouffante, je grelottais à en faire trembler le plancher.
Les deux miliciens, décontenancés une fois de plus par lattitude charitable dun des leurs, nintervinrent plus. Indifférents à mes malheurs, ils saffairaient à la préparation du repas. Par contre, mon hôte ne chômait pas. Ayant réuni une grande brassée de paille de riz, il en disposa une partie sur le plancher en guise de litière et maida à my étendre. Lorsque je fus bien installé, il me recouvrit de la tête aux pieds avec le reste de la paille. Layant remercié dun geste, je sombrai illico dans une demi-inconscience, anéanti autant par la maladie que par lépuisement.
Combien de temps dura ma crise ? Je fus incapable de répondre. Aux tremblements du début avait succédé une sudation intense, elle-même suivie dune torpeur bienfaisante. Ma bouche était sèche, je ne salivais plus, javais une soif terrible. Devançant mon appel, le brave paysan mapporta une grande écuelle de thé tiède que je bus presque dun trait.
Sétant aperçu que je revenais peu à peu à moi, le moins antipathique des gardes mapporta ma ration de riz. Jy touchai à peine, ça ne passait pas. Javais la bouche trop sèche, et puis dailleurs je navais pas faim : ma soif intense du moment primait sur tout le reste. Sur un signe, notre hôte mapporta une seconde tasse de thé, à laquelle je neus pas le temps de goûter. Exaspérée sans doute par la sollicitude de son compatriote à mon égard, la grande brute de garde marracha le bol des mains et vida son contenu sur le plancher, puis saisissant son fusil il mordonna dun geste menaçant de me lever pour reprendre la route. Conscient de ma faiblesse, jhésitais à descendre léchelle. Un coup de pied au cul bien appliqué me fit avancer dun pas ; en même temps le paysan sétait précipité, dabord pour rabrouer de façon énergique le grand milicien, et ensuite maider à descendre. La bonté de cet homme navait dégale que la cruauté de mes bourreaux.
Toujours sous leffet paralysant de mon accès de palu, je repris la route sans grande conviction sur mes réelles possibilités de rallier le camp dans la journée. Ma faiblesse était telle que je narrivais plus à éviter les cailloux qui usaient et déchiraient de plus en plus mes plantes de pieds. A chaque pas je vacillais, chaque coup de crosse me déséquilibrait. Mes muscles étaient raides. Je me déplaçais comme un pantin désarticulé dont les ficelles trop usées étaient sur le point de céder.
A la méchanceté des hommes se mêla bientôt le déchaînement des éléments. Le vent se leva pour souffler en bourrasques ; puis ce fut lorage. En moins de cinq secondes, je fus trempé de la tête aux pieds. Mes gardes aussi, bien entendu. Mais il ne fut pas question pour autant de chercher un abri et sarrêter.
Cest dans ces pénibles dispositions et conditions que jabordai le pont branlant de Vinh -Thuy, moitié ferraille moitié bambou, dont la largeur en sa partie rafistolée nexcédait pas deux mètres. Labsence totale de garde-fou, sur ce même tronçon, mavait toujours fait appréhender la traversée, même en temps ordinaire. Ce jour-là lappréhension faisait place à la peur. Peur en raison de ma faiblesse, peur de céder au vertige, peur dêtre projeté par une rafale de vent dans les eaux qui coulaient à trente mètres plus bas, et dont je naurais pas eu, cette fois-ci, la force de me dégager.
Aussi jhésitai à my aventurer. Mais mon hésitation devait être de courte durée. Mes anges gardiens y remédièrent instantanément en redoublant de violence. Dompté, je dus, dans un dernier effort de volonté, me diriger vers mon destin.
Dès les premiers pas, je ressentis les oscillations irrégulières du tablier de bambou sous leffet des coups de vent. Pris de vertige, je me laissai tomber à quatre pattes, maccrochant désespérément aux lames de bambou entrelacées. Cest dans cette position quen définitive je repris ma marche en avant, marche lente et pénible, entravée par les balancements incessants de la charge de riz suspendue à mon cou.
Derrière moi, mes compagnons, malgré leur superbe, avaient été eux aussi contraints de mimiter. Mais ils eurent vite fait de ma rattraper, permettant ainsi au plus inhumain dentre eux - qui me suivait à me toucher de me labourer avec une satisfaction évidente larrière-train avec le canon de son arme, car en dépit de mes efforts pour aller plus vite je ny parvenais pas. Javais limpression de traîner derrière moi, attaché à chaque jambe, un boulet. Ce petit jeu cruel dura tout le temps de la traversée du tronçon instable. Arrivé sur la partie stable du pont, je poussai un soupir de soulagement et essayai de me relever. Ce fut en vain. La merveilleuse machine ne répondait plus aux sollicitations de son maître, ni celles - beaucoup plus énergiques - de mes bourreaux. Sous les coups, je me sentais soudain défaillir, pour sombrer instantanément dans le néant.
Evanoui au milieu du pont, je me retrouvai à mon réveil en plein centre de Vinh-Thuy, étendu à plat ventre dans une flaque deau, offert à la curiosité des indigènes. Sur ma nuque coulait un jet deau fraîche, sorti dun bambou creux, dernier élément dune canalisation draînant leau de source de la colline voisine vers lagglomération.
La pluie avait cessé, le vent sétait calmé. A mes côtés, mes fidèles compagnons veillaient. Dès les premiers signes de reprise de vie, ils me remirent sur pied. Javais mal partout, les membres raides, du sang coulait de mon front fendu par un silex. Mais tout ceci nétait rien comparé à la vive douleur que je ressentis au coccyx, à la suite du coup de pied administré par lun des gardes dans le but très précis de me remettre au plus vite dans lambiance. La douleur fut telle que je dus me cramponner à un curieux pour ne pas retomber. Plus tard, après avoir tâté lendroit douloureux, je dus me rendre à lévidence : javais le coccyx disjoint et recourbé vers lintérieur, ainsi que tout le bas du dos et le hanches meurtris.
Enfin, en examinant létat de ma tenue, déchirée aux genoux et les écorchures toutes fraîches apparaissant aux mêmes endroits, jimaginai aisément la correction que javais dû recevoir avant et pendant mon évanouissement. Mes tortionnaires avaient dabord dû essayer de me réveiller à coups de pied et de crosse, doù ma blessure au coccyx et les meurtrissures diverses, puis devant linsuccès de leur tentative ils mavaient traîné, chacun par un bras, jusquau village pour bénéficier du concours éventuel des habitants.
De plus en plus tenaillé par la soif, leau mattirait irrésistiblement, et je bus à même le bambou creux, sans souci des microbes, bactéries et autres virus ou parasites que cette eau, pourtant claire et limpide, pouvait contenir. Mais je profitai peu de cette douceur de la nature ; deux bras solides magrippèrent et me poussèrent, arguments à lappui, dans la direction de la piste menant au Camp 113.
Il me restait encore une quinzaine de kilomètres à faire pour rejoindre mes camarades. Depuis la fin tragique de mon ami, javais hâte de les retrouver, pour ne plus me sentir seul, pour bénéficier de leur soutien moral.
Malheureusement, le camp était encore loin, et si par chance jy parvenais, comment y serais-je reçu ? Sans doute assez mal. Il me faudrait tenir compte de létat desprit issu des répercussions que ma tentative dévasion navait pas manqué de provoquer, bouleversant - cétait certain - la déjà bien misérable existence de mes camarades. Et puis il y avait les autorités. Que me réservaient-elles, celles-là ? Autant dinconnues dont il faudrait tenir compte.
Jen étais là de mes réflexions lorsque la grande brute de milicien me rappela brutalement à ses bons souvenirs avec un magistral coup de pied au bon endroit qui marracha un cri de douleur et faillit me faire tomber une nouvelle fois dans les pommes.
Cette piste que je foulais peut-être pour la dernière fois, je la connaissais dans ses moindres recoins ; les passages dangereux et glissants, comme les branches et les racines traîtresses quen temps ordinaire je parvenais à franchir ou à éviter sans difficulté. Ce jour-là, tout était difficile. Je buttais, glissais, tombais, incapable de sauter le moindre obstacle. Chaque pas exigeait de moi un effort douloureux. Franchir un talus, traverser un ruisseau, marcher sur une diguette devenaient une entreprise périlleuse. Bouche et gorge sèches, javais une soif terrible. Déshydraté, je nurinais plus ni ne transpirais plus malgré la chaleur torride. Bien que jeusse le ventre vide depuis la veille au soir, je navais pas faim. Bousculé ou battu parce que je ne marchais pas assez vite, je gravissais mon calvaire sans un mot, dents serrées, pour ne pas céder aux souffrances ni au découragement, essayant de repousser toujours plus loin les limites de ma résistance.
Ce fut dans ces conditions, réduit à létat de véritable loque humaine, que jatteignis, enfin de journée, le Camp 113.
Froidement accueilli par le surveillant général, je fus aussitôt enfermé dans une cabane isolée, obscure, infecte, dont lapproche était strictement interdite aux autres prisonniers. Véritablement au bout du rouleau, je mécroulai sur le sol dès la porte franchie et mendormis, indifférent à lodeur de mort qui flottait dans lair.
Ma nuit de retour au camp fut très agitée. Poursuivi en rêve par mon grand escogriffe de milicien, qui pour la circonstance avait troqué son fusil contre un poignard, je me réveillai en sursaut au petit matin, angoissé, haletant, oppressé, le coeur battant à tout rompre. Poursuivant mon cauchemar tout éveillé, jeus bientôt limpression dune présence, alors que la veille, à mon arrivée, je navais ni vu ni entendu personne. Au fil des secondes et des battements précipités de mon coeur, cette présence se précisait. De quoi sagissait-il ? Dun homme ou dun animal. Recroquevillé dans mon coin, nosant faire un mouvement, je me tenais sur la défensive dans la mesure où mes muscles endoloris et autres blessures me le permettaient. A la longue, je parvins à distinguer dans lobscurité le contour dune silhouette.
Cet homme, car il sagissait bien dun homme, ayant certainement deviné mon inquiétude, ma peur devrais-je dire, me rassura par ces mots "Nayez pas peur, mon adjudant-chef, cest moi, Walter, le légionnaire..."
Reconnaissant sa voix, je voulue lui répondre : peine perdue. Seul un grognement sortit de ma bouche archi-sèche, dans laquelle ma langue, démesurément enflée, prenait trop de place. Devinant mes difficultés, Walter mentraîna vers la porte, quil entrebâilla dans la mesure où le système de fermeture le permettait et mexamina sur toutes les coutures. Quand il eut fini, il sexclama : "Eh bien dites donc, ils vous ont drôlement arrangé, les salauds!"
Toujours désireux de me rendre service, mon nouveau compagnon me fit boire son reste de goyave de la veille. Labsorption dune aussi petite quantité de liquide ne me redonna pas immédiatement lusa e de la parole, ce qui réduisit la conversation au seul monologue de Walter, qui la veille au soir navait pas osé, en raison de mon état de fatigue, madresser la parole, ni même donner signe de vie, afin de me permettre de me reposer. En agissant de la sorte, il ne songeait certainement pas à la frousse que sa présence allait susciter le lendemain.
En prison depuis douze jours, Walter était le dernier survivant dun groupe de dix hommes de troupe, qui enhardis par laudace de leurs aînés avaient, à leur tour, voulu tenter la belle dans les jours qui suivirent immédiatement notre départ. Le moment était pourtant mal choisi pour renouveler une expédition de ce type à si peu dintervalle. En effet, à la suite de notre disparition, toute la région était en état dalerte. Aussi furent-ils repris, les uns après les autres, dans le minimum de temps. Cétaient, à lexception de Walter, des jeunes gens de 18 à 25 ans, trop diminués physiquement pour mener à bien une telle tentative. Enfermés dans cette prison dès leur capture, ils y étaient morts lun après lautre, usés par la fatigue, la maladie, la soif, la faim, le désespoir, las de vivre dans ce camp de concentration exotique où les prisonniers étaient condamnés à mourir sous le double signe de la clémence du Président Ho-Chi-Minh et de la fraternité des peuples.
Lannonce de ce nouvel et dramatique épisode de la vie au camp ne fut pas de nature à remonter mon moral, bien gravement atteint en ce début de daoût 1953. Mes chances de survie étaient bien compromises. Pour moi, is cas pouvaient se présenter. Si, compte tenu de mes antécédents, je nétais pas soit condamné à mort et fusillé, soit renvoyé en camp de représailles doù je ne reviendrais plus, je devais tôt ou tard, à moins dun miracle, subir le sort de ceux qui mavaient précédé dans cette prison. Dans les trois hypothèses, la mort était au bout du compte.
Nonobstant ces tristes perspectives, le simple fait davoir retrouve e un compagnon fut pour moi dun grand réconfort. Jen avais bien besoin, jétais dans un état pitoyable. Ce que Walter avait dit nétait que trop réel. En effet, ils mavaient bien arrangé, les salauds. Jétais horrible à voir, squelettique, sale. Mon épiderme jaune était couvert dhématomes, parsemé de pustules. Mes pieds et chevilles démesurément gonflés portaient sur toutes les faces des plaies infectées où mouches et asticots se disputaient pus, sang, humeur.
Notre triste et sombre cabane de ké-fen, boue séchée et roseaux, navait douverture que la porte, toujours fermée sauf aux heures des repas. Elle était traversée dans toute sa largeur par une tranchée de cinquante centimètres de largeur et de profondeur, dans laquelle coulait un ruisseau alimenté en eau courante par la rivière toute proche. Ce ruisseau avait deux usages. Dans sa partie haute, les prisonniers y faisaient leur toilette ; dans la partie basse ils avaient aménagé leur "chiotte". Il y régnait, en particulier aux heures de pleine chaleur, une odeur pestilentielle odeur de mort et dexcréments mélangée.
Nos repas nous étaient apportés, deux fois par jour, par un camarade choisi parmi les plus endoctrinés. Toujours accompagné dun garde, il déposait nos deux paniers de riz et bambous creux de goyave sur le pas de la porte et repartait aussitôt sans jamais prononcer un mot, sans jamais sinquiéter de notre état de santé, sans jamais un regard de commisération. Certes, les consignes à notre encontre devaient être strictes, mais elles nexigeaient tout de même pas, de la part dun prisonnier français si endoctriné fut-il, une telle attitude à légard de camarades de misère encore plus malheureux que lui, bien quils eussent choisi une voie radicalement opposée à la sienne pour essayer, tout en gardant leur dignité, de fuir ce camp de la mort lente. Cette manière de se comporter reflétait bien létat desprit dun certain clan, pour qui la notion de solidarité navait plus cours.
Grâce au sacrifice de Walter, qui me cédait chaque jour une partie de sa ration de goyave - en compensation je lui cédais une partie de mon riz - je recouvrai au bout du troisième jour lusage de la parole. Ma langue sétait désenflée progressivement en maintenant dans la bouche aussi longtemps que possible une petite quantité de goyave, renouvelée en fonction des disponibilités. Mais je dus poursuivre ce traitement pendant encore six jours pour quenfin mes glandes salivaires reprissent normalement leur fonction.
Lappétit revint également petit à petit en mefforçant chaque jour de manger davantage de riz que mon estomac voulait recevoir. Par contre, mes forces semblaient mavoir abandonné à tout jamais. Mes muscles ankylosés gardaient leur raideur, mes articulations demeuraient douloureuses. Quant à mes plaies aux pieds et chevilles, pour lesquelles il ne fut jamais question de soins, je devais me contenter de bains de pieds dans le ruisseau à tout faire. Kemen, malgré sa demande à BOUDAREL et au chef de camp, ne fut jamais autorisé à me rendre visite, ni, à plus forte raison, à me soigner.
Les journées étaient interminables. Confiné dans un espace réduit, incapable de masseoir, à cause de mon coccyx douloureux, je passais la plus grande partie de mon temps dans la position allongée sur le côté, plongé dans mes pensées, constamment sur le qui-vive, tressaillant au moindre bruit, mattendant, à chaque fois à ce que la porte souvrait, à voir surgir le surveillant général et à lentendre prononcer la phrase fatidique : "Capitaine, suivez-moi !"
Comme les jours, les nuits étaient également longues. Malgré ma lassitude, je ne parvenais jamais à mendormir avant minuit ou une heure du matin, et dès que je mendormais, les cauchemars massaillaient. Je revivais chaque nuit les péripéties de mon aventure, toujours déformées, surnaturelles.
Agitation nocturne et longues journées dattente déprimantes entretenaient chez moi une psychose dangoisse permanente, que, malgré ma volonté, jétais incapable de surmonter. Jamais je nétais parvenu à un tel degré de délabrement physique et moral ; jétais à bout de nerfs, ma raison même vacillait.
Dans laprès-midi du dixième jour, au cours dune brève visite, le surveillant général nous annonça dun ton solennel :
"Le chef de camp, toujours fidèle à ses principes humanitaires et à la politique de clémence préconisée par notre Président, a décidé de soumettre votre sort à la décision de vos camarades au cours dun débat qui sera clos par un vote. Si son résultat vous est favorable, vous serez immédiatement autorisés à réintégrer la communauté ; dans le cas contraire, vous resterez en prison jusquà ce que les instances supérieures aient décidé de vos destins. Avant toute chose, il est toutefois indispensable que vous fassiez votre autocritique publique afin de permettre à chacun de vos camarades de juger en son âme et conscience".
Nous reçûmes, en conséquence, papier et crayon nécessaires à la rédaction de notre confession. Personnellement je nen avais pas besoin : je savais déjà ce que jallais dire.
Ce nétaient pas des considérations dordre humanitaire qui avaient amené le chef de camp à accepter la solution envisagée. La vérité était tout autre. En réalité, il y avait été contraint par le mécontentement grandissant, le vent de révolte qui soufflait sur le camp depuis les décès successifs, en moins dune semaine, de neuf de leurs camarades incarcérés pour le motif que lon sait et dont la mort navait pu résulter que des sévices subis et des rigueurs de leur détention. Je le sus le lendemain. A lorigine de cette prise de conscience, de ce mouvement de solidarité, il y avait le Capitaine Thomasi, seul officier encore présent au camp, la plupart des chefs de groupe, tous nos bons camarades : en résumé tous ceux qui, pourvus dun peu de dignité, avaient encore conscience de lignoble jeu que les autorités leur faisaient jouer et dont ils allaient être, un jour ou lautre, les victimes.
Notre comparution devant cette sorte de tribunal du peuple, constitué par tous les prisonniers, réunis sous la présidence du Chef de Camp, flanqué de son hypocrite adjoint BOUDAREL, eut lieu le lendemain. Soutenu par deux bo-doï, je mis près de cinq minutes pour grimper les 200 mètres de dénivellation qui séparaient notre prison du lieu de réunion habituel et je dus à nouveau serrer les dents pour ne pas crier, tellement mes plantes de pieds me faisaient encore mal.
Notre apparition, après un mois dabsence au sein de cette triste et morne assemblée dont les rangs sétaient encore éclaircis dune bonne trentaine depuis mon départ Provoqua un mouvement quasi-général de stupeur, dindignation, de colère. Lexamen de détail dont je fus lobjet et dont les répercussions se lisaient dans les yeux de chacun me rassura quant à lissue des débats. On y lisait la compassion, la pitié.
Walter, le moins coupable aux yeux du Chef de Camp, fut invité à parler le premier. Sortant son petit papier, il débita, dans son mauvais français, ses péchés et fit son mea-culpa en moins de dix minutes. Il saccusa de toutes les exactions, exprima ensuite ses regrets quil voulait sincères, son repentir, pour finalement assurer solennellement à tout le monde quil allait consacrer le reste de sa captivité à racheter ses fautes. Ny croyant pas lui même cette autocritique était dun grotesque ridicule, mais bien dans le style Camp 113.
Dès que Walter en eut terminé, je fus à mon tour convie a prendre la parole. Jamais je ne métais plié à de telles simagrées. Javais toujours agi selon la conscience, pour le bien de tous, sans jamais me compromettre. Aussi jétais décidé, quoiquil put marriver, à ne pas dévier de ma ligne de conduite.
Me redressant autant que mon état me le permettait, regardant tour à tour droit dans les yeux autorités et minorité méprisable groupée autour de son leader, je leur dis à peu près ceci
Militaire depuis bientôt 14 ans, on ma toujours appris que le devoir de tout prisonnier était de tenter, par tous les moyens, de sévader. Je nai fait que mon devoir. Je ne regrette rien, hormis la mort de mon ami et mon échec".
Ni BOUDAREL, ni le chef de camp nont bronché. Par contre, le clan des soumis était scandalisé par mes propos, outré par tant dinsolence. En vérité, ses membres avaient été surpris et profondément vexés de sentendre rappeler leur devoir par lun de ceux qui avaient toujours contrecarré leurs bas desseins.
Leur guide et mauvais génie, le faux-jeton R... prit la parole le premier. Souvent interrompu par les cris de réprobation de la majorité, tel un avocat général en cour dassise, il tenta de prouver ma culpabilité. Pour lui, javais trahi la confiance des autorités, du bon peuple vietnamien, de lensemble de mes camarades. Javais volé la population laborieuse en memparant dembarcations, en chapardant grains de maïs, manioc, pousses de bambou et autres viatiques, jétais demeuré ce que javais toujours été : un mercenaire des impérialistes, un ennemi du peuple. Il alla même jusquà me reprocher mon séjour dans les camps de représailles. A ses yeux il ny avait pas de doute possible : jétais coupable. Je devais être puni. A lencontre de Walter, son opinion fut plus nuancée, ses accusations moins virulentes. Celui-ci sétait tout bonnement laissé entraîner. Il nétait dailleurs pas allé très loin. De plus, navait-il pas fait une autocritique ? En conséquence,, il était susceptible de bénéficier de circonstances atténuantes.
Le réquisitoire de ladjudant R... fut approuvé et complété par quelques autres de ses amis.
Malgré mon expérience des camps, jétais écoeuré par tant de lâcheté, par tant de bassesse. Chez certains, même, le sentiment de haine perçait.
Comment des soldats français étaient-ils parvenus à une telle déchéance ? Etait-ce laction combinée de la sous-alimentation, entretenue par un jeûne continuel, des maladies, du climat, du travail forcé, des mauvaises conditions dhabitat, de la souffrance morale résultant de labsence de nouvelles de la famille et du reste du monde, de labsurdité du mode dexistence liée à lépuisement et au dénuement le plus total, de la peur de mourir, de labêtissement créé par la répétition sous la contrainte des mêmes principes, des mêmes vérités, des slogans révolutionnaires ?
Certes, tous ces facteurs y avaient largement contribué, mais il y avait encore autre chose, puisque tout le monde nétait pas atteint au même degré. Outre labsence de volonté, ces individus avaient perdu toute dignité. Tout leur était bon, y compris la condamnation à mort dun camarade, dans le seul but de sattirer les bonnes grâces des autorités, qui brandissaient sans cesse devant ces pauvres types, comme une carotte, la promesse illusoire dune libération anticipée.
Au risque dêtre classés comme je létais jusquà la fin de leur captivité dans la catégorie des vipères lubriques" par les autorités, une vingtaine de mes camarades prirent franchement ma défense en termes énergiques, approuvés par la majorité silencieuse. Faisant état de limage macabre que je présentais aux regards de tous, les uns évoquèrent les terribles souffrances physiques et morales que javais dû endurer, tant au cours de mon odyssée que depuis mon retour, la mort en lespace dune semaine des neuf autres camarades qui mavaient précédé dans la prison constituant la preuve, les autres révélèrent la raison que personne nignorait mais que certains nosaient pas dévoiler et qui mavait incité à tenter lévasion, que chacun, secrètement, aurait voulu soi-même tenter : cétait labsurdité du mode de vie.
Ils nomirent pas, également, de fustiger lattitude de ceux qui, par dépit, par jalousie, par égoïsme, par méchanceté désiraient une mort de plus.
Ni le chef de camp, ni BOUDAREL nétaient intervenus dans le débat. Us votes qui suivirent nous furent favorables. Pour Walter, il y eut presque unanimité ; pour moi, une trentaine de prisonniers votèrent pour mon maintien en prison. Ma réintégration dans la communauté fut cependant proclamée par le Chef de Camp aussitôt après le vote. Ce fut le moment que je choisis pour mécrouler. Vaincu par la fatigue et lémotion, jétais resté plus dune heure debout. Pris en charge par Kernen, je fus transporté par mes camarades de groupe dans notre cagna.
Une nouvelle page était tourné, la plus marquante, et le plus tragique épisode de ma vie de prisonnier sachevait. Mes misères nétaient pas terminées pour autant. Si je voulais vivre, il me fallait encore lutter pour guérir physiquement et moralement, chasser de mon esprit lidée dabandon qui, peu à peu, sétait emparée de moi.
Jaurais immédiatement voulu oublier la terrible aventure que je venais de vivre, mais il ny avait rien à faire. Tout me la rappelait : son récit, trop souvent répété à mes camarades avides de détails et aussi démotions fortes, la mort de mon ami, notre échec alors que nous touchions au but, mes plaies et blessures, ma santé précaire, mes nerfs fatigués, mon état dangoisse permanente, mes insomnies, mes cauchemars.
Intentionnellement ignoré des autorités, soigné par Kernen, dispensé des corvées pénibles en raison de ma faiblesse du moment, jerrais dans le camp, le plus souvent seul, seul avec mes pensées, seul avec mes souvenirs.
Je demeurai ainsi dans un état de semi-prostration, doutant de mes capacités à vaincre le désespoir qui maccaparait, jusquau début du mois de septembre 1953, date à laquelle le Chef de Camp décida ou en reçut lordre dexpédier tous les adjudants et adjudants-chefs au Camp N 1 : camp des Officiers. Lors de mes adieux au Capitaine Thomasi, nous avions calculé le taux approximatif des décès au Camp 113 depuis mon arrivée. En cinq mois et demi, nous avions perdu près de 90 % des effectifs primitifs. Triste bilan !