Remonter ] Note de l'éditeur lors de la première parution en novembre 1991 ] Préface de Jean-Jacques BEUCLER, ancien ministre ] Déclaration de l'auteur ] Chapitre 1 : "Premier contact avec les Viets" ] [ Chapitre 2 : "Les camps de représailles" ] Chapitre 3 : "Le Camp 113" ] Chapitre 4 : "Ma tentative d'évasion et ses conséquences" ] Chapitre 5 : "Le camp n°1 et ma libération" ] Annexe ] Texte integral ] Couverture du livre "Captifs du Viet-Minh" ] Vue aerienne du Camp 113 ] Victime anonyme ] Dans l'avion ] Le bol de riz ] Deux prisonniers après leur libération ] Secours aux prisonniers ] Tract de propagande Viet-Minh ] Rééducation politique au Camp n°1 ] Jeux d'échecs (campagne d'émulation) ] Vive la paix : propagande Viet ] Entre Caobang et Namquan ] Bon de commande ] Le mémorial des guerres en Indochine ] Bibliographie sur l'affaire Boudarel ] Une étude de la National Alliance of Families for the return of America's missing servicemen ]

LES CAMPS DE REPRESAILLES

 

La première étape nous conduisit dans un hameau à quelques kilomètres seulement de Nghia-Lo. Dès le second jour, je dus, en compagnie du Capitaine Bodlot, refaire le chemin en sens inverse pour aller déminer les alentours de notre ancien poste. Mais cette opération tourna court par le refus catégorique de mon chef de s’attaquer aux mines, sans référence au plan que l’Etat-Major Viet-Minh lui avait subtilisé. Son attitude courageuse faillit nous causer de gros ennuis, qui m’eussent interdit d’écrire ce récit. Toutefois, après bien des émotions, l’affaire se tassa et nous pûmes rejoindre nos camarades.

Après la confusion des premiers jours, un semblant d’organisation parut se manifester. Les thaïs furent séparés des marocains et des européens. De ce dernier groupe nos gardiens dégagèrent encore cinq prisonniers : l’officier de renseignements du Bataillon (Lt Danel), deux officiers et un caporal-chef du G.C.M.A. (3), (Lt Hanns, s/Lt Gire, C/C C ... ) (4). En tant qu’adjoint de l’O.R, je faisais également partie de ce groupe. Notre sergent vietnamien interprète nous rejoignit le lendemain.

A compter de ce jour, notre petit groupe allait connaître et subir, durant deux mois pour les officiers, cinq mois pour le caporal-chef et moi même, le terrible et peu enviable régime des camps de représailles. Le sergent interprète fut éliminé très rapidement : je reviendrai ultérieurement sur les circonstances de sa mort.

Cette attention toute particulière, nous la devions, bien entendu, à nos homologues du Service de renseignements Viet-Minh.

En deux jours de marche, nous eûmes atteint le village où nous allions provisoirement séjourner.

Notre camp, plus que sommaire, comprenait deux cagnas thaï, sur pilotis, évacuées par leurs propriétaires. La plus confortable était occupée, cela va de soi, par l’O.R. Viet-Minh et ses deux adjoints. L’autre était répartie de la façon suivante : l’étage - seule partie habitable - réservé à nos douze gardiens (deux par prisonnier) le rez-de-chaussée - parc à buffles désaffecté - ouvert à tous les vents notre domaine.

Nous y couchions à même le sol, non plus avec les poignets liés dans le dos, mais avec les chevilles enserrées dans les alvéoles d’un carcan collectif ne tolérant que la position couchée sur le dos.

Dans ce dortoir, modèle Viet-Minh, pour criminels de guerre capitalistes, nous passâmes, au cours du mois de décembre 1952, des nuits terribles. Sans protection matérielle d’aucune sorte contre le vent froid, qui de toutes parts la nuit s’y engouffrait ni contre le froid humide se dégageant du sol pourri, - à jamais imprégné de l’odeur fétide du buffle - nos organismes affaiblis, privés des aliments indispensables pour réagir luttèrent désespérément contre l’engourdissement avant de trouver un sommeil déjà hélas - agité par les cauchemars.

Face à ces cagnas, à une trentaine de mètres s’élevait une cabane carrée de deux mètres de côté, aux murs de ké-fen (5) et torchis, ayant pour toute ouverture une porte. C’était la prison. Nous la baptisâmes "la chambre noire" pour deux raisons : la première parce que, même en plein jour, on n’y voyait goutte, la seconde parce que tout prisonnier qui y était enfermé toujours seul - y ressassait nuit et jour son infortune.

Sitôt installés dans ce village, l’officier V.M. chef de camp – homme au regard méchant, imbu de sa fonction, à la fois chef de service de renseignements et commissaire politique - nous donna, en présence de ses adjoints et de nos gardiens réunis notre premier cours politique.

Il s’attaqua d’abord aux pays capitalistes, dont il critiqua violemment la politique de domination, puis il condamna en termes sévères et offensants la mission des militaires français du Corps Expéditionnaire, les traitant de mercenaires à la solde de l’Amérique. Il nous vanta ensuite les mérites et les méthodes des pays communistes et des républiques populaires, sans - bien sûr - oublier le régime Viet-Minh. En fin de discours, il en vint à l’objet de notre internement.

"Après mon exposé de tout à l’heure, dit-il, sur la mission déshonorante des mercenaires du Corps Expéditionnaire, vous avez certainement deviné les motifs de votre présence ici. Toutefois, pour que vous sachiez à quoi vous en tenir, je m’en vais vous les préciser. Vous êtes accu ‘ ses par la paisible et laborieuse population de Nghia-Lo et de ses environs - que vous avez exploités et rançonnés jusqu’au dernier grain de riz - d’assassinats, de tortures, de viols, de vols et de bien d’autres exactions qu’il ne m’est pas nécessaire de citer. Vous êtes des criminels de guerre dangereux ! En conséquence, vous serez traités et jugés comme tels. Estimez-vous heureux que je ne vous livre pas tout de suite à la colère du peuple".

Outré par de telles accusations sans fondement, le Lt Danel intervint en ces termes : "C’est une honte d’accuser de la sorte, sans preuve, des prisonniers de guerre, qui en tant que militaires n’ont fait que leur devoir. Votre façon d’agir dénote d’abord un manque d’éducation, ensuite une ignorance totale des dispositions de la Convention de Genève, relative aux droits des prisonniers de guerre".

Cette intervention courageuse de mon chef direct fut stoppée net par une gifle cinglante de l’officier viet, qui rouge de colère poursuivit : "Je m’en fous de la Convention de Genève ! Mais - quoi qu’en pense le criminel de guerre Danel - nous ne sommes pas des bourreaux ! Vous serez jugés légalement. Vous recevrez même l’assistance d’un avocat en la personne d’un officier de l’armée populaire, désigné d’office, à qui il sera laissé le temps nécessaire pour étudier vos dossiers, afin qu’il soit en mesure de vous défendre en toute connaissance de cause. Les interrogatoires commenceront demain. Voici maintenant du papier, un porte-plume et de l’encre pour rédiger chacun votre autobiographie. Ne mentez pas, soyez précis, car vos déclarations seront vérifiées : nous en avons la possibilité".

Nous n’en doutions pas, sachant bien que le Viet-Minh entretenait d’excellentes relations avec un certain parti politique français.

Son attitude courageuse valut au Lt Danel d’inaugurer la chambre noire. B y resta cinq jours. Nous y passâmes tous, et même plusieurs fois chacun, mais toujours un seul à la fois. Dès que la prison était vide, tous les motifs étaient bons pour y enfermer un autre prisonnier : la parole mal interprétée que l’on prend pour une injure, la moindre réponse faite sur un ton un peu sec, l’appropriation d’une plante comestible, d’un fruit ou d’une baie sauvage dans le seul but d’améliorer notre maigre menu ; même le simple fait d’échanger quelques mots de politesse avec les rares indigènes rencontrés.

Pour m’être approprié, avec l’autorisation tacite d’un garde, quelques brassées de paille de riz pour nous confectionner une litière, je fus moi-même enfermé dans cette prison douze jours consécutifs sur ordre du chef de camp. La litière fut enlevée, et le pauvre bo-doï (soldat en vietnamien) vertement réprimandé.

Pour le commun des mortels, douze jours de prison c’est peu de chose, et il ne peut s’imaginer ce que, dans notre situation, douze jours (nuits et jours) de solitude dans le noir, avec l’estomac à moitié vide, peuvent avoir comme répercussion sur le moral, partant sur le comportement de l’individu. Il faut l’avoir vécu pour le comprendre. Je peux vous le certifier c’est déprimant au possible.

La vie au camp ne comportait pas d’emploi du temps fixe. Elle était organisée de façon telle qu’il nous était pratiquement impossible d’être réunis tous les six à la fois. Il y en avait toujours au moins un soit en corvée, soit en prison, soit à l’interrogatoire. Même la nuit, ou à l’heure du repas unique, le quorum n’était que très rarement atteint.

En guise de nourriture, nous recevions quotidiennement une boule de riz infecte (300 à 400 gr, dans laquelle les charançons concurrençaient, par leur nombre, les grains de riz. Au début, le fait même de sentir craquer sous nos dents la carapace de ces petits coléoptères nous donnait des haut-le-coeur. Ce dégoût fut de courte durée. La faim, terrible maladie, en eut rapidement raison. Nous parvînmes même, dans une certaine mesure, à les apprécier pour l’infime quantité de protéines qu’ils apportaient à notre organisme. Car il fallait se rendre à l’évidence : nous étions entrés "de plein estomac" dans l’ère de la ration sans lipide ni viande ni légume, rien que du riz... et quel riz ! Le dimanche, on nous offrait une pincée de sel, remplacée dans les mêmes proportions - en cas de pénurie véritable ou simulée par des résidus de graines de soja déshuilées, véritable tourteau, qu’en France on donne aux animaux. Nous parvenions cependant de temps à autre, en cachette, à chaparder, en cours de corvée, quelques herbes et fruits sauvages, que nous mangions tels quels.

Lors des premières perceptions, notre chère boule de riz était immédiatement - et entièrement - engloutie dès sa réception, tant nous étions affamés, mais bien vite notre estomac, -non encore habitué aux privations, nous contraignit à plus de sagesse. Nous en fîmes deux parts : une pour le midi, une pour le soir. Comme boisson, nous devions nous contenter de la tisane de feuilles de goyavier, que nous appelions communément "goyave".

Point n’est besoin de parler d’hygiène : elle était inexistante compte tenu de notre dénuement dans ce domaine. Comme accessoire de toilette il nous restait, en tout et pour tout, un peigne. Les conditions d’internement ne permettaient d’ailleurs aucun aménagement dans ce sens. Nous devions nous contenter du bain hebdomadaire autorisé dans le ruisseau voisin, douceur que les premières rigueurs de l’hiver tonkinois nous interdirent dès la fin novembre.

Aussi, nous étions plutôt sales, hirsutes, car il n’y avait ni ciseaux, ni rasoir, ni coiffeur. Nous n’avions pas quitté notre tenue de combat depuis notre capturé) elle était raide de sueur et de poussière. Cette crasse et la sous alimentation nous firent faire connaissance très tôt avec les poux, compagnons fidèles et ennemis traditionnels des prisonniers et internés ; proies faciles des moustiques, privés des médicaments préventifs et curatifs indispensables, les crises de paludisme devinrent plus fréquentes au fur et à mesure de notre affaiblissement physique, lui même accentué par la recrudescence des diarrhées et dysenteries.

Les interrogatoires avaient lieu aussi bien les matins que les après midi. Nous y passions tous, soit avec le chef de camp, soit avec l’un de ses adjoints, sans ordre de passage préétabli. Toutes les fins de semaines, cependant, la séance de confrontation collective était régulièrement observée. Jusqu’à la fin du mois de novembre, les questions posées portèrent essentiellement sur la conduite des opérations en pays Thaï, l’implantation des troupes, l’organisation de notre service de renseignements. Les résultats obtenus dans ce domaine, comparés au temps consacré aux interrogatoires furent bien minces, chacun de nous se cantonnant dans la limite stricte de ses anciennes attributions, celles-ci n’ayant d’ailleurs jamais dépassé le cadre du secteur de Nghia-Lo, région en totalité aux mains du Viet-Minh. En réalité, le peu de renseignements que nous avions lâchés - après concertation, d’ailleurs - n’étaient plus d’actualité, ils devenaient donc sans importance.

Dès les premiers jours du mois de décembre, les interrogatoires prirent une tout autre orientation. Cette fois, il s’agissait pour nous de sauver notre peau. L’instruction de nos dossiers de "criminels de guerre" entra dans sa phase décisive. L’étude du dossier de notre sergent vietnamien interprète fut close sous dix jours. Le lendemain, il était emmené pour être soi-disant jugé par ce fameux et mystérieux "tribunal du peuple" dont on nous avait tant parlé depuis notre capture. Les paroles de réconfort préparées à l’intention de notre jeune et dévoué collaborateur durent, par la force des choses et de nos geôliers, se limiter au simple geste d’adieu de la main. Quelques jours plus tard, le chef de camp nous annonça sa condamnation à mort et son exécution.

Cette nouvelle était-elle vraie ou fausse ? Nous étions dans l’impossibilité de le vérifier. Vraie ou fausse, elle provoqua sur nous l’effet sans doute escompté par notre informateur. Elle accrut notre inquiétude au sujet de notre propre sort. Il en fut ainsi au fur et à mesure des interrogatoires, qui devenaient de plus en plus serrés, se prolongeaient à bon escient dans le but évident de saper notre volonté de défense, de nous avoir à l’usure, afin qu’à bout de résistance nous avouions notre culpabilité, quoique celle-ci fut in 1 existante. Cet état de tension nerveuse ne prendra fin que le 3 janvier 1953.

Les corvées constituaient l’essentiel de nos activités physiques. Au début, nous les accueillîmes avec une certaine joie pour le dérivatif qu’elles procuraient. Il n’en fut pas de même après un mois et demi d’internement, à cause des difficultés de déplacement résultant d’une part, de l’état lamentable de nos pieds, qui, en contact permanent avec la pourriture humide du camp, étaient d’une extrême sensibilité, d’autre part de la rigueur du, climat et des trop longues distances à parcourir. Pour le riz, par exemple, la corvée se faisait de nuit, sous prétexte de ne pas se faire repérer par les avions français. Les silos étaient à une vingtaine de kilomètres du camp. En plus de la fatigue, c’était une nuit fichue. Nous nous rendions aux silos par des pistes en mauvais état, marchant tantôt sur des graviers ou rochers coupants, tantôt sur des diguettes boueuses et glissantes comme en comportent toutes les rizières, exercice d’équilibre très périlleux, notamment quand on porte autour du cou, sur l’épaule ou sur le dos de 20 à 30 kilos de riz. A toutes ces difficultés, il convenait d’en ajouter une autre, non moins désagréable : la traversée à l’aller comme au retour, avec parfois de l’eau jusqu’aux épaules, de nombreux ruisseaux, dont la température, au mois de décembre, ne dut jamais excéder huit degrés. Il ne faut pas non plus oublier les sangsues, qui s’installaient partout : entre les orteils, sur toute veine apparente, entre les cuisses, et parfois même dans l’anus, où les hémorroïdes, lot de tout dysentérique étaient pour elles un terrain de prédilection.

En dehors des activités déjà énumérées, notre temps s’écoulait en conversations interminables. Chacun racontait sa vie, la famille y tenait une grande place. Il en est d’ailleurs toujours ainsi dans tous les cas d’isolement, comme il est également toujours question de gueuletons ou de bons petits plats dans les discussions entre gens qui ont faim. Et c’était notre cas. Combien de fois ai-je dégusté en pensée ou en rêve le bifteck-frites des jours heureux ?

Nous essayions d’oublier le présent par tous les moyens, et tous les artifices étaient bons. Mais quoi que nous fassions, le présent remontait irrémédiablement à la surface. Tout nous le rappelait : le camp, la prison, l’environnement, l’isolement, nos geôliers, leurs accusations, les interrogatoires avec leurs incertitudes sur notre avenir immédiat, les vexations de toutes sortes, notre affaiblissement physique et moral progressif, la faim, le froid, la crasse les poux, les moustiques, le paludisme, la dysenterie, les plaies aux pieds, le carcan, le manque de nouvelles, les rêves et les cauchemars, la tension nerveuse: notre vie misérable, enfin.

Notre détresse fut encore accentuée par l’événement ci-après, qui nous persuada à tout jamais des intentions des cadres viets chargés de notre mise au pas. Dans la matinée du 25 décembre, l’un des adjoints du chef de camp nous annonça que, sur instructions du Président Ho-Chi-Minh (que venait-il faire là-dedans ?), nous allions, pour marquer ce jour de Noël 1952, recevoir, en plus de notre ration de riz, de la viande et des légumes. Nous ne nous attendions certes pas à manger à notre faim, mais à l’idée de goûter à nouveau à de la viande, nous étions tout de même heureux. Notre joie se transforma bien vite en déception et en haine contenue lorsque, vers une heure de l’après-midi, nous reçûmes chacun, en plus de la boule de riz habituelle, quatre minuscules cubes d’os de porc dépourvus du moindre brin de viande et quelques feuilles cuites de liseron d’eau. Nos geôliers, ravis de leur ignoble farce, assistaient à notre repas. Nous suçâmes cependant pendant très longtemps ces débris d’os, allant même jusqu’à les broyer afin de ne pas en perdre une miette, tant en cette fin d’année 1952 nous étions affamés et affaiblis. Cette mascarade digne d’un autre âge se répéta avec la même solennité hypocrite le ler janvier 1953.

Depuis le 24 décembre, les interrogatoires n’avaient pas repris. Cette interruption laissait présager du nouveau quant à notre avenir. Allions-nous subir le même sort que notre interprète ? Dans notre cas, il fallait envisager le pire. C’est pourquoi, lorsque le matin du 3,janvier le chef de camp nous réunit, nous fûmes inquiets durant quelques minutes.

"J’ai, dit-il, une importante nouvelle à vous communiquer. Le mois dernier, j’ai reçu une délégation de la population de Nghia-Lo et de ses environs. Elle m’a présenté une motion m’informant qu’elle vous pardonnait les crimes et exactions commis par vous durant l’occupation de leurs villages. En République Démocratique du Nord-Vietnam comme dans toutes les démocraties populaires, le peuple est souverain ; c’est la raison pour laquelle j’ai transmis cette motion à notre vénéré Président. Sa réponse vient de me parvenir. Vous bénéficiez une fois de plus de sa clémence. Vous allez désormais suivre le sort des autres prisonniers et être dirigés sur des camps modèles, construits spécialement pour vous : le Camp N’ 1 pour les officiers, le Camp 113 pour les autres. Vous y serez bien traités et soignés ; de plus, si votre conduite est jugée satisfaisante, si votre persévérance et votre volonté à refouler vos idées actuelles deviennent réalité, et si, enfin, votre repentir des crimes et atrocités que vous avez lâchement perpétrés est considéré comme sincère par le chef de camp, vous pourrez éventuellement faire l’objet d’une libération anticipée. Beaucoup de vos camarades faits prisonniers en Haute Région et sur la R.C. 4 en 1950 ont déjà bénéficié de cette mesure de clémence".

Comme bourrage de crâne du genre naïf, on ne pouvait guère faire mieux. Ce discours devait, malgré tout, nous rassurer sur notre avenir immédiat. Précédés du chef de camp, encadrés par six gardes, les officiers furent mis en route sur-le-champ. Les adieux furent brefs mais touchants. Il est vrai qu’au cours des deux mois et demi passés ensemble dans ce camp de la désolation, nous avions, après avoir vécu côte-à-côte la même vie angoissante, appris à nous apprécier. Nous formions une équipe unie, soudée dans le malheur et la misère. Sur les trois officiers, le Lt Danel seul conservait un moral intact malgré sa faiblesse physique et semblait en mesure de supporter le même régime de privations encore un mois, et peut-être même plus. Quant aux Lts Hanns et dire, déprimés à l’extrême, sans réaction devant l’adversité depuis bientôt quinze jours, ils paraissaient irrémédiablement voués à une mort certaine avant d’avoir atteint le camp N’ 1, que nous situions aux environs de Cao-Bang, soit à plus de 500 km par les pistes. Et puis, les menait-on vraiment vers ce camp ? On ne le sut jamais, car nul ne les revit.

Le lendemain, ce fut notre tour. Portant chacun une charge de 30 kilos de riz sur les épaules, nous parvînmes en vue de Yen-Bay, ville située sur le Fleuve Rouge, à mi-chemin entre Han6i et la frontière de Chine, en cinq jours d’une marche harassante, par étapes successives d’une trentaine de kilomètres par jour. Non encore habitués à marcher sans chaussures sur une aussi longue distance, nous avions la plante des pieds à vif, usée et déchirée par les graviers des chemins et des pistes.’ Nous étions épuisés. Mais qu’importait cette fatigue à nos vainqueurs ! Nous étions attendus, et l’action psychologique avait, pour le Viet-Minh, la priorité sur l’action humanitaire. Un meeting était prévu en notre honneur dans cette ville, où une foule de plus de mille personnes était rassemblée.

Nous fûmes accueillis par des cris hostiles où perçait la haine. Bien vite séparés de nos gardiens, bousculés, malmenés, nous fûmes hissés sur une estrade, où nous restâmes exposés durant toute une après-midi en plein soleil, livrés aux injures, aux crachats d’une foule excitée. Affamés, à bout de force, nous subîmes cette nouvelle épreuve sans réagir, sans esquisser le moindre geste de défense, résignés, presque inconscients.

La fin de la journée fut toutefois marquée par une bonne action, qui nous rappela qu’il existait toujours et partout, sous toutes les latitudes, sous tous les régimes, des braves gens. Enfermés pour la nuit dans un local de la gare, nous reçûmes au crépuscule la visite de deux vieilles femmes. Pleines de déférence, elles posèrent devant nous deux feuilles de bananier remplies d’un riz bien blanc, chaud encore et sentant bon le nuoc-mam (condiment typiquement vietnamien), nous touchèrent les mains en prononçant quelques mots en vietnamien, firent le signe de croix avant de s’en aller, sans bruit, comme elles étaient venues. Quel contraste avec l’après-midi et quel réconfort aussi !

Ce geste de charité ne se renouvela pas. Le lendemain matin nous quittions notre gare pour nous trouver, en fin de journée, après avoir tourné en rond pendant plus de trois heures, dans un camp d’internement de prisonniers politiques vietnamiens. A mon sens, il ne pouvait s’agir que d’une simple halte d’un jour ou deux avant de reprendre la route du camp 113. Hélas ! Nous allions y demeurer un mois.

Seuls français parmi quelque trois cents détenus, nous devînmes très vite leur souffre-douleur. Pour eux - il n’y avait pas de doute - les français étaient bien les responsables de leurs malheurs : nous n’avions pas su les défendre. Etant en position de force vis-à-vis de nous, ils n’hésitaient pas à nous le reprocher et à nous le faire comprendre, par des procédés parfois malséants. Ainsi, par exemple, le détenu vietnamien préposé à la distribution du riz ne manquait jamais de rabioter sur notre maigre part (toujours de 300 à 400 g) pour son propre compte, ce qui donnait lieu à d’interminables discussions, et même altercations, provoquant l’intervention des gardes, qui le plus souvent prenaient fait et cause pour celui qui, malgré tout, demeurait leur frère de race.

Si depuis notre arrivée dans ce camp nous étions à l’abri des courants d’air et que nous dormions pour la première fois sur un bat-flanc, cela ne voulait pas dire que nos nuits étaient calmes. Relégués à l’écart. dans un des coins d’une cagna de trente détenus, nous étions les seuls à avoir, comme au camp précédent, les chevilles enserrées dans un carcan. Pour quel motif, encore, cette précaution ? A mon avis toujours le même : le risque d’évasion.

Il y avait en effet souvent songé, en particulier lorsque, certaines nuits, j’entendais tonner, dans la direction du sud-est les canons de 105. Nous n’avions réellement jamais été aussi près des lignes françaises. Le premier poste, Hung-Hoa, devait se trouver à quelque 60 km, Vietri à 80 tout au plus. Le Fleuve Rouge, la ligne de chemin de fer y menaient tout droit. Et si je n’ai rien tenté alors, c’est tout simplement parce que je ne me sentais physiquement pas capable de réussir.

J’en reviens à nos nuits. Quoique séparés des politiques par une cloison de ké-fen, nous nous tenions constamment sur nos gardes, craignant un mauvais coup. Aussi, chaque nuit, ce n’était qu’après épuisement complet les nerfs ayant lâché - que nous trouvions enfin le sommeil.

Ce fut donc sans aucun regret que nous quittâmes ce deuxième camp, vers la mi-février.

Nous n’allâmes pas loin. Un autre camp, en tous points comparable, par l’hostilité des pensionnaires à notre égard, à celui que nous venions de quitter, nous accueillit en fin de matinée. Il s’agissait d’un camp d’internement réservé aux militaires vietnamiens de l’armée de Bao-Daï faits prisonniers.

Nous avions cependant cette chance d’être, en dehors des appels et des corvées, séparés de nos compagnons. Notre baraque-dortoir attenante au corps de cagna pompeusement baptisé "infirmerie" nous plaçait à une distance respectable des cagnas occupées par les ex-militaires vietnamiens. De plus, nous trouvâmes un allié dans la place en la personne du "Vieux Docteur", ancien sergent infirmier d’un bataillon de tirailleurs tonkinois d’avant 1944, là non pas en raison de ses compétences, mais plutôt pour endosser les responsabilités en cas de mortalité. Il ne fit pas augmenter notre ration de riz ni abolir l’utilisation du carcan qui, depuis quelque temps, laissait ses traces circulaires sur nos chevilles gonflées par le béri-béri, mais il nous procurait en cachette les comprimés de paludrine et les boules d’opium (made in China) susceptibles d’atténuer nos accès de paludisme et soulager nos tripes.

Ce fut encore grâce à sa complicité qu’après quatre mois et demi de détention nous pûmes prendre une vraie douche et faire une première lessive de notre tenue de combat, seul effet qui nous restait. A cette occasion, il nous fournit le savon et la cendre de bois nécessaires. Il réussit même à obtenir du chef de camp l’autorisation de nous couper les cheveux et de nous raser.

Cette métamorphose externe et l’amitié de ce vieil homme eurent pour résultat, malgré notre profonde misère physiologique, de remonter sensiblement notre moral, pour peu de temps je dois le dire, car vers le 5 mars, nous reprenions la piste pour, cette fois, rejoindre le Camp 113, dont nos geôliers n’avaient cessé, depuis Nghia-Lo, de nous vanter les douceurs.

Ainsi donc, après avoir éprouvé l’humiliation de la défaite, enduré les souffrances physiques et morales du régime concentrationnaire réservées aux criminels de guerre, subi les sarcasmes de la population, goûté au régime et à la haine des internés politiques, il avait encore fallu nous exposer à l’hostilité de nos anciens compagnons d’armes pour mieux nous avilir, nous ôter toute personnalité. C’était désormais chose faite. Sous-alimentés, affamés, malades, meurtris dans notre chair et dans notre âme, à bout de résistance physique et morale, nous étions en fin de compte à point pour subir l’ultime assaut des théoriciens du parti, dont la mission était de faire de nous des hommes nouveaux, ou, en cas d’échec, des cadavres.